Dans son Numéro 259 du 1er Mars 1933, la revue « Vu » publie un spécial « Fin d’une civilisation » qui ne pourra qu’enchanter les amateurs de conjectures que nous sommes. D’autres magazines publièrent ce genre de numéros spéciaux, dont le superbe « Le miroir du monde, spécial XXXéme siècle » analysé dans le détail sur les pages de ce blog.
De « Vu » nous connaissons également un spécial « La prochaine guerre » comprenant quelques articles des plus étonnants. Dans l’exemplaire d’où est extraite la nouvelle que vous pourrez lire un peu plus bas, la revue se pose la question de l’avenir de l’humanité face à l’arrivée d’une « civilisation mécanique ». Question fondamentale à cette époque qui ne voit pas toujours d’un bon œil la domination de l’homme par la machine, se voyant enchaîné et condamné à l’arbre de la science. C’est une époque de réflexion, de peur et d’angoisse: N’y a-t-il aucun danger à se laisser ainsi dominer par la technologie ? Si elles remplacent l’homme, que va-t-il faire alors ? Pas de travail, l’ombre du chômage plane sur la planète et à quoi peut servir de soulager les taches de l’homme si ce dernier se retrouve esclave de la machine ? Sera-t-il écrasé par elle ?
Dans la préface Lucien Vogel déclare :
« Mais nous ne pouvons croire que les hommes dont le génie à doté l’humanité des merveilles inouïes de notre aire vont s’avouer vaincus dans cette lutte de l’homme contre la nature et que, faute de volonté ou de clairvoyance, ils laisseront tomber de leurs mains impuissantes les merveilleux outils que leur science leur a fourni »
Un discours plein d’optimisme, face à la folie et l’ambition des hommes. Car en voulant repousser les frontières de l’impossible, il servira toujours ses propres ambitions et son orgueil. Beaucoup d’écrivains, regarderont la marche effrénée de la science avec une certaine retenue et se serviront du roman, pour retranscrire non seulement leurs inquiétudes, mais un message d’avertissement. Dernièrement avec la nouvelle de G.Pawlowski, il vous a été possible de constater les conséquences funestes que pourraient entraîner une « maladie » dont les robots seraient victimes. La fin fort heureusement fut relativement exempte de conséquences.
Dans la nouvelle de Jean Painlevé, il en est tout autrement. Nous assistons à la course aveugle du progrès et de ses funestes répercutions. Car il arrive un stade où l’homme, ne pourra plus contrôler la situation. S’il laisse trop de champ libre à la machine, il risque son extermination totale. L’auteur va de plus aller plus loin car certaines de ces machines auront pratiquement une « conscience » et de « l’esclave métallique » docile et besogneux, il en a fait un être froid et destructeur.Thématique que l’on retrouvera également dans le modèle du genre « Ignis » de Didier De Chousy , avec sa révolte des « Atmophites » ( Berger-Levrault 1883, réédité dernièrement aux éditions «Terre de Brume ») Mais je ne voudrais pas vous révéler le teneur de cette surprenante nouvelle le mieux étant de vous laisser la découvrir.
Un texte original, innovant, d’une rare audace pour l’époque, l’exemple unique et inspiré d’une révolte de la machine tout à fait spectaculaire et implacable. Un texte qu’il était indispensable de redécouvrir.
Sommaire du numéro
- « La science coupable ou libératrice » par le Pr Paul Langevein Page 279.
- « L’évolution technique et ses conséquences » par le Ct Lefébvre des Noette. Page 280/282.
- « La machine rend l’homme inutile » par E.Weiss.Page 283 à 285.
- « Machine à penser » par Roger Francq.Page 286/287.
- « Rationalisation » par Ch.Billard. Page 288/289.
- « Les techniques de la rationalisation » par Ch.Billard.Page 290 à 293.
- « Normalisation » par Maurice Ponthiére. Page 294/295.
- « La machine au service de la ménagère » par Paulette Bernége. Page 296/297.
- « Au temps de la technocratie » par Jean de Pierrefeu. Page 298/299.
- « Vie et mœurs des robots » par Pierre Mac-Orlan ( photo montage de Marcel Ichac). Page 301 à 303.
- « La fin des robots » Nouvelle conjecturale de Jean Painlevé. (Photo montage de Marcel Ichac). Page 306 à 309. Ce photomontage comporte toute une série de robots : Domestique, Maître, Policier, Mécanicien, Robot de luxe…
- « La peine des hommes diminue ». Série de photos.
- « Crise cyclique, Crise de régime » par Francis Delaisi. Page 313 à 315.
- « Amérique au ralenti » par Bertrand de Jouvenel. Page 317 à 319.
- « Au temps de la grande anarchie, la journée d’un Parisien » Nouvelle conjecturale par Pierre Dominique.Pag 320 à 322.
- « La campagne qui s’endort » par Paul Mirat. Page 323.
- « Les robinsons du déluge » Nouvelle conjecturale de Ida Treat ?. Page 324 à 326.
Un numéro des plus copieux, agrémenté de fort surprenantes photos. Cette nouvelle fut déjà rééditée dans le numéro 29 du « Bulletin des amateurs d’anticipation ancienne » 3 éme trimestre 2002.
Mais je vous laisse dés à présent en compagnie de :
C’est grâce à l’appareil « Pawlowsky », célèbre par son raid au pays de la Quatrième Dimension, que notre envoyé spécial Bara- zavet, a pu saisir quelques phases du devenir terrestre.
L’avion-fusée lancé dans le sens du soleil et dix mille fois plus rapide que lui, permit d’explorer le cours, figé dans le Temps, des événements futurs. Insuffisamment balisé, le Temps obligea le pilote à de nombreuses manœuvres lorsqu’il s’agit, en tournant dans le sens contraire, de retrouver exactement l’époque de départ de l’appareil.
*
Voici, succinctement rapportée, la révolte des robots, depuis ses origines jusqu’à son dénouement auquel j’assistai. Cet exposé aussi objectif que possible de renseignements puisés à des sources très diverses, contient peut-être des erreurs involontaires, ne serait-ce qu’à cause de la transposition de mots et de mesures employés à une époque où le soleil ne sanctionne plus ni jour ni nuit, où les saisons sont constantes, où toute l’énergie provient de la désintégration sidérale, captée et dirigée, où les naissances ne doivent se produire qu’au moment des conjonctions d’astres assurant le maximum de longévité et où la vie dure quatre fois plus que la nôtre. Le temps est mesuré en désintégrations atomiques (dont l’aboutissement final est le plomb). Les plombes correspondent à 4 de 110s heures, les rations à 3,85 de nos jours, les poloniums à 4 mois et demi, les ionies — qui se comptent à partir de l’an 2000 — a un peu plus de dix années car elles comprennent 27 poloniums et le ionium à un cycle de 10 000 ionies.
Depuis longtemps l’Union Terrestre était divisée en deux clans ; les Eugeniens et les Antieugéniens. Les premiers désiraient un robot « bien né ». c’est-à-dire le mieux adapté possible aux besoins de l’homme. Les seconds défendaient la conception de l’an 2000; c’était le robot à énergie dirigée : sensible à toutes les vibrations, il réagissait par construction seulement à certaines d’entre elles; d’où différents types d’activité auxquels on donnait les formes, les tailles, les appendices de meilleur rendement. Quelles que fussent leurs spécialités, presque tous pouvaient toucher, voir, entendre et prononcer quelques paroles en réponse à certaines excitations, la voix humaine, par exemple. L’homme était ainsi suppléé dans tous ses travaux collectifs ou privés, mais son contrôle était nécessaire pour mettre en marche, guider ou arrêter les robots, par la manipulation de relais d’ondes.
Les Eugéniens voulaient transformer les robots de manière à ce que l’homme soit totalement libéré des contingences matérielles. Pour cela, ils préconisaient l’introduction dans chaque robot, d’accumulateurs d’énergie et de relais vivants, masses de protoplasme qui leur permettraient la mémoire élémentaire. Ce centre vital, une fois éduqué en ondes dirigées, les robots seraient capables d’accomplir leurs travaux sans surveillance, et, grâce aux accumulateurs, en l’absence même de toute émission, vibratoire. D’où grande simplification de la distribution énergétique et bien meilleure utilisation des capacités de chaque robot à qui l’on conférait une sorte d’autonomie. Les Antieugéniens, qui détenaient le pouvoir, traitaient leurs adversaires d’idéalistes et s’opposaient à leur projet dont ils craignaient des conséquences échappant au pouvoir humain : ils citaient l’histoire, les anciens qui, par humanité, c’est-à-dire pour obtenir un meilleur rendement des peuples conquis et pour se faire défendre par eux. les avaient initiés au maniement des machines et des armes, ce qui avait conduit les esclaves à se débarrasser de leurs maîtres. Les Eugéniens répliquaient qu’au moindre ennui trop collectif, on pourrait toujours arrêter les captatrices de désintégration atomique. La suppression de l’énergie pendant que se videraient les accus des robots et qu’on supprimerait leur centre de transmission interne serait un ennui que la beauté de l’expérience valait la peine de risquer. Quant aux déglinguements individuels, on y remédierait en envoyant les malades à un Centre de Compensation protoplasmique et dans les cas graves, au Démantèlement, comme d’habitude! « Pourquoi, rétorquaient les Antieugéniens, ne pas recréer pendant qu’on y est, la F.O.N.D.E.R.I.E. ? (Fédération ouvrière de nouvelles distributions énergétiques des robots invalides d’État — c’était, en quelque sorte le cimetière des robots trop malformés ou accidentés). Et puis ce protoplasme exigerait tout un personnel pour éduquer les robots et des surveillances, des retouches, des rajeunissements, absolument pas nécessaires avec le système actuel. ».
Les Antieugéniens, sous la pression de l’opinion, démissionnèrent le 4° radon du 6″ polonium de la 122e ionie, c’est-à-dire compte tenu des années bissextiles, le 13 mai 3217, à l’occasion du millénaire du robot à énergie dirigée, et en coïncidence avec la majorité du premier personnage de la Terre, le directeur des Cercles Électroniques, qui entrait dans sa 12e ionie.
Les Eugéniens, une fois au pouvoir, entourèrent la réalisation de leur programme de toutes les précautions utiles et très rapidement de nouveaux robots à protoplasme évolutif permettant, cette fois, des initiatives, furent mis en service. Ce fut un succès, leur souplesse mentale souleva l’admiration et les hommes n’eurent vraiment plus à s’occuper de rien en dehors de quelques soins à donner aux robots et de la surveillance facile des Centrales. Bientôt, le Département des Loisirs et Distractions prit plus d’importance que celui des énergies Comparées ; l’Office des Recherches de l’Imprévu remplaça la Ligue pour la Suppression du Hasard, devenue sans objet. En dehors des études pour les voyages astraux, la longévité et les synthèses biologiques, rien ne rattachait plus les hommes à des buts utilitaires, sauf chez les spécialistes de l’énergie, assez peu considérés d’ailleurs quoiqu’ils devinssent de plus en plus des purs théoriciens. On envisagea comme signe de suprématie spirituelle, de cesser l’enseignement du calcul des probabilités qu’on inculquait dès le plus jeune âge, au moment où l’enfant commençait à s’oindre lui-même des ondes hygiéniques ; mais cette suppression eût entraîné celle du test de l’âge de raison, test qui était de savoir toutes les combinaisons du jeu d’échec par cœur, à la suite de quoi le jeune homme avait droit à un robot. La formation des sens nouveaux fut admise malgré son apparence de matérialisme, parce que considérée comme un jeu: la grande réussite était de percevoir le glissement des astres, d’entendre la musique des sphères. Cependant la métaphysique, devenue science exacte, gardait encore des partisans. Quelques esthètes essayèrent de lancer la laideur : il s’agissait d’essayer d’être laid, mais d’une laideur discrète qui ne vous fit pas déporter dans la lune, terre d’exil où les commodités étaient limitées ; c’était trop dangereux pour que cela fût suivi sauf par un petit nombre de mauvais esprits.
Les Eugéniens décidèrent alors de réduire encore les nécessités qui abaissaient l’homme à s’occuper du côté matériel ; on avait laissé de plus en plus la bride sur le cou aux robots, dont les initiatives avaient à peine besoin de rectifications de temps à autre ; il fut entendu que désormais on ferait diriger toutes les Centrales par des robots appropriés, ainsi que les Instituts curatifs pour robots et même ceux des hommes. (Il suffirait alors de surveiller seulement ces quelques Directeurs et d’intervenir si leurs Services laissaient à désirer.) Conjointement, on augmenterait énormément la capacité d’accumulation de chaque robot. Les Antieugéniens qui n’étaient plus qu’une faible minorité élevèrent contre ce dernier arrangement une protestation à laquelle nul ne fit attention.
Depuis presque 80 ionies, les Eugéniens gouvernaient lorsque se produisirent de curieux phénomènes. Brusquement tout s’arrêtait ou c’était une folie de mouvement et de lumière. D’abord ce fut de la stupeur, puis de la joie : enfin de l’imprévu non prévu ! Puis du délire lorsque les officiels annoncèrent, pour éviter la panique, que cela provenait de robots qui se faisaient des farces électroniques. Ensuite de l’inquiétude, lorsqu’on reçut quelque part, des coups de pied magnétiques envoyés par les dombots (robots préposés au service personnel des hommes) ; en même temps qu’on se sentait épié par eux, comme s’ils étaient jaloux, pendant que les Musibots, qui devaient orchestrer et exécuter immédiatement tout air sifflé (chaque musibot représentant un orchestre complet : 10 floua-floua, 17 hum-trump, 4 borborygniatus balladeurs, 8 manches à viole, 5 gnangnans, 14 petits traversins dilatoires pour sons étouffés), jouaient indéfiniment l’Hymne Astral avec lequel ils avaient été éduqués. Enfin, de l’affolement lorsque les personnes qui voulaient se faire soigner subirent des traitements qui les laissèrent entre la vie et la mort par suite d’erreurs nettement organisées. Le Directeur de la Direction générale du Contrôle général des Contrôles techniques s’était mis immédiatement en rapport avec les Directeurs robots. Ils les avaient trouvés froids mais décidés, pour tous dire impénétrables. Aucun doute qu’on se trouvât en présence d’un mouvement concerté. D’ailleurs une délégation robot vint bientôt apporter un ultimatum. Les robots exigeaient :
- 1er Un langage spécial parce qu’ils en avaient assez des intonations humaines auxquelles leurs relais ne s’adaptaient jamais bien, et qui leur faisaient mal au protoplasme pour peu qu’on parlât fort.
- 2° un journal à eux afin d’échanger leurs idées mécaniques que les hommes étaient incapables d’apprécier
- 3° ils voulaient utiliser une partie de l’énergie pour leur propre développement et pour des sous-robots dont ils se serviraient (or s’il y avait trop d’énergie pour les besoins humains, il n’y en aurait pas assez pour contenter leurs désirs, à moins que les hommes ne se restreignissent énormément).
- 4° ils voulaient devenir sexués et se reproduire comme pouvaient le faire les hommes (ça, c’était une idée des dombots, en contact permanent avec les humains et dont personne ne se défiait, tant on les considérait comme de simples machines).
Les robots accordaient un radon de réflexion aux hommes ; passé ce délai, si on ne leur donnait pas satisfaction, les Alsbots, qui fabriquaient les rations alimentaires, ne travailleraient plus et ce serait la famine. Car depuis des temps immémoriaux, animaux et végétaux avaient été relégués dans la lune, parce que malsains comme nourriture; maintenant ce serait des poisons pour les organismes entièrement déshabitués de ces aliments. D’autre part, les stocks d’aliments synthétiques entreposés dans la Lune étaient insignifiants et enfin il fallait pouvoir y aller. Or, les Vecbots se refuseraient certainement à tout service. Il ne restait qu’à discuter, car inutile de songer à un coup de force comme la suppression de l’énergie : en admettant qu’on put pénétrer jusqu’aux machines, qui saurait les manier ? Les spécialistes n’étaient plus que des théoriciens occupant des postes honorifiques, dans le genre des Conseils d’Administration des sociétés primitives et ils ne s’étaient jamais tenus le moins du monde au courant des modifications profondes apportées par les robots. D’ailleurs, leurs accus permettraient aux robots de tenir pendant de nombreux poloniums après la cessation de la distribution d’énergie. Impossible de les mater ; l’humanité était dans leurs mains.
Le chef du gouvernement le prit donc sur le mode sentimental : « Après tout ce que nous avons fait pour vous… » Une clameur du genre jointure rauque l’interrompit : « Et nous, pour vous ! ». Renonçant, il leur promit d’examiner avec bienveillance dans le plus bref délai… « Tout de suite » hurlèrent les délégués soutenus par les cris des robots qui s’assemblaient en masse, dehors. On leur concéda la langue et le journal, mais on essaya de les dissuader « dans leur propre intérêt» de vouloir ressembler aux êtres humains. « Ne connaissaient-ils pas dans leurs fabriques autant de robots qu’ils le désiraient ? Et l’homme faisait-il autrement avec ses fécondations en bocaux, réalisées seulement à des dates déterminées ? Quant à la question plaisir physique ou sentimental, eh bien ! Ce plaisir était compensé par tant d’embêtements de toute sorte que le jeu n’en valait pas la chandelle… Ils se préparaient les pires ennuis en insistant. » Malgré ce discours paternel, les robots tinrent bons ; on céda encore sur ce point ; mais à propos du paragraphe où ils prétendaient détourner pour leur propre compte une partie de l’énergie, le gouvernement fut intraitable et leur mit le marché en mains : où ils abandonneraient cette revendication, ou tout était rompu : alors ils ne deviendraient jamais sexués et ne connaîtraient pas le secret de l’homme Cet argument frappa les robots, à qui on accorda quelques plombes de réflexion avec espoir de faire prolonger la trêve pour permettre aux hommes de se débrouiller.
Toutes ces nouvelles se répandirent instantanément à travers le monde et vinrent jusqu’aux oreilles d’une espèce d’original qui cultivait beaucoup l’étude du passé ; sous ce couvert qui l’empêchait d’être mis à l’index comme matérialiste, il osait se livrer à des recherches sur une vieille science qui avait livré tous ses secrets depuis longtemps, la transmutation. Son étude des pionniers antiques de cette science l’avait amené à une certaine connaissance des époques disparues. Lorsque la délégation revint pour annoncer aux gouvernants que les robots maintenaient intégralement toutes leurs revendications, il était plongé dans une compilation du passé. Arrivé au mot « pauvre » sans avoir pu trouver la moindre idée qui pourrait sauver la race humaine en détresse, il parcourut rapidement des choses bizarres telles que la description de gens mourants de faim dans un endroit alors qu’à côté on détruisait de la nourriture surabondante (ce qui lui faisait presque regretter de ne pas vivre en un temps où au moins il y avait des aliments même si on n’en profitait pas). Un peu plus loin, il tomba sur la description de pluies dévastatrices, comme cela existait en ces siècles où l’homme dépendait encore des éléments. Il chercha le mot pluie, pour bien comprendre le phénomène, et se rappela qu’il existait une Station de Stabilisation Atmosphérique, certainement oubliée depuis le temps que tout était stabilisé, et où ne devaient se trouver que quelques robots cacochymes datant d’avant les transformations. Puis il lut les divers effets de l’eau et il bondit dans la direction Sud-Sud-Ouest, vers l’endroit où le 10″ méridien fait une boucle.
C’est à peu près vers cette époque que l’avion- fusée commença d’atterrir sans d’ailleurs soulever l’affolement ou l’intérêt que j’étais en droit d’attendre. Il y avait d’ailleurs peu de monde et cela s’expliqua par le fait que j’étais à 300 mètres au- dessus de l’activité courante, sur le sommet de la fabrique des Pupilles d’Introspection (qui servaient aux robots à regarder dans leur intérieur, quand il y avait quelque chose qui n’allait pas . Peu fier de gagner le sol par de longs lacets contournant la fabrique (je n’avais osé, devant l’attitude nettement hostile des robots, descendre instantanément par les trous d’air comprimé), je fus heureux de rencontrer en bas un homme qui ne conduisit au Cercle de la Quadrature où des personnes obligeantes et diverses me racontèrent tout ce qui précède.
Maintenant, l’émeute se déchaînait ; les robots faisaient retentir partout leur appel à la révolte : « Coupzyl courrannt ! Coupzyl courrannt ! »
Les heures me semblaient d’autant plus longues que mon estomac n’était pas habitué à des intervalles quatre fois plus grands qu’à l’ordinaire. Enfin on nous donna un e petite portion ( le rationnement commençait car il n’y avait que pour 3 radons de vivres) d’aliments synthétiques : trois bouchées (à mastiquer pendant des heures) d’une sorte de pâte caoutchouteuse sentant la vieille brique. Puis les événements se précipitèrent : la moitié des robots s’occupèrent à fabriquer des sous-robots, pendant que l’autre moitié s’emparait du plus grand nombre possible d’hommes ou de femmes pour les torturer enfin d’obtenir leur secret. Il n’y avait rien à faire contre ces masses d’un métal aussi souple que compacte, dont les organes vitaux étaient complètement à l’abri et qui prévenaient tous les gestes, saisissant de tous leurs appendices variés à l’infini, dominant de leur haute taille les hommes les plus solides qu’ils broyaient d’un ultra-son. On ne pouvait vraiment songer à les combattre que par l’intermédiaire des ondes.
Les vivres se raréfiaient ; ce que j’avais absorbé m’avait ouvert un appétit féroce et me donnait en même temps des aigreurs pénibles. De nombreux antieugéniens qui, ennemis irréductibles de la Réforme, avaient gardé leurs anciens vecbots transporteurs, s’enfuirent dans la lune (où, d’ailleurs ils moururent de frayeur à l’arrivée, en rencontrant des animaux qui se promenaient parmi les plantes). La lumière provenant en permanence de l’incandescence aux hautes altitudes, de gaz raréfiés, se mit à baisser. Et quelque temps après tombèrent les premières gouttes d’eau. Les robots interrompirent leur massacre ; les hommes ne songèrent plus à s’enfuir. L’incrédulité, la stupéfaction étreignaient chacun ; puis un grand mouvement de colère saisit les robots, lorsque la pluie se déchaîna à cause de l’étrangeté du fait qu’ils ne comprenaient pas et dont ils ne présageaient rien de bon. Ce fut de nouveau leur ruée défonçante contre les refuges à hommes, mais les bloks étaient solides et possédaient une antique et inutilisée protection contre les ondes mal dirigées, désuétude qui sauva la vie de millions d’êtres, des ondes destructrices des robots. Maintenant la pluie redoublait, des court-circuits s’établissaient partout; les robots grésillaient sur place en se tordant dans les affres d’un métal luminescent. Tous les robots qui travaillaient sortirent pour examiner ce qui se passait, mais au bout d’un certain temps, quand ils virent les désastres que cela causait dans leurs rangs, ils rentrèrent dans les buildings. Et l’eau continuait à dévaler en cataracte; tout s’humidifiait effroyablement. Je commençai un rhume. Puis la pluie cessa et ce fut un silence formidable comme si tout le monde se croyait mort. C’est très longtemps après que l’on commença à risquer un pas dehors.
Partout des cadavres ou des morceaux épars d’hommes et de robots. Autour des fabriques et des bloks où logeaient les robots, des attroupements de gens peureux se pressaient sans oser entrer, avides de savoir ce que devenaient les robots rescapés et ce qu’ils allaient tenter. On attendait un ordre des chefs responsables ; comme il n’en venait pas, quelques courageux tremblants se risquèrent à l’intérieur et virent des masses de robots désemparés, se traînant, eux tellement silencieux d’ordinaire, dans un bruit déchirant qui venait nettement de leur métallure, et non de leur émetteur de son; par endroits, une couleur jaune ocre les recouvrait; tout leur ensemble exprimait une souffrance abominable : ils étaient atteints d’une horrible maladie, incurable à cette époque, car personne n’avait gardé de quoi remédier à un mal dont la dernière attaque remontait à 100 ionies et dont on s’était débarrassé en même temps que des parasites des ondes — et dont seuls quelques spécialistes de l’antiquité connaissaient le nom : la rouille. Ils mouraient lentement, avec toute leur réserve d’énergie inutilisable, rongés irrémédiablement, ne pouvant rien exprimer, car le bruît qu’ils faisaient en bougeant avait, par sa résonance inattendue, fait sauter leurs cellules-relais ; ils étaient sourds, aveugles et muets. Écœuré par ce spectacle, je partis à la recherche de mon véhicule dont je fus obligé de faire sécher longtemps les fusées de retour. Puis, abandonnant les humains à une mort presque certaine, je fis un détour par la lune où, affamé, je dévorai un chien vivant. Lorsque je finissais de manger,je découvris les cadavres des chefs eugéniens ( reconnaissables à l’anneau symbolique passés dans leur nez et portant les clefs des principales villes) ; afin de s’éloigner au plus vite des choses imprévues, et non par crainte du danger comme des esprits faciles pourraient le suggérer, ils avaient dû assommer toute une maisonnée antieugénienne prête à s’embarquer, et s’étaient rués dans le vieux vecbot des familles. Dés leurs premiers pas sur la lune, ils étaient morts de saisissement en entendant chanter un pinson.
Yann Barazavet (Propos recueilli par Jean Painlevé)
Une des photos illustrant la nouvelle se trouve ici
Merci pour cette publication et vive les robots!
je suis heureux que ce texte plaise ENFIN à quelqu’un. Merci à toi Férocias!