L’amour est aveugle parait-il…Jamais un tel adage ne fut autant pris au pied de la lettre. Beaucoup prétendent que les savants sont des êtres vils et égoïstes, pourtant celui de Charles Le Goffic, est animé d’une certaine forme de compassion, pour ne pas dire de pitié pour son ami le plus proche. Probablement un sentiment de culpabilité mais dans les histoires de cœur, il faut surtout se méfier des réactions de l’être aimé et ne jamais oublier que dans un triangle amoureux, la personne la plus dangereuse, n’est toujours celle à qui l’on pense.
Une nouvelle noire sur fond de découverte scientifique, fréquente dans ce genre de revues, qui nous permettra d’y « voir » un peu plus clair sur les relations amoureuses.
« Le secret du Docteur » Nouvelle dramatique de Charles Le Goffic. Dans la revue « Nos Loisirs » .19 Juillet 1908
- Oui, oui…Je vois…Je n ai plus cet écran de ténèbres devant les yeux…
- Que voyez-vous ? Dit le Docteur Abivain, tressaillant malgré lui et tout inondé de cette joie sainte du savant qui vient d’arracher un de ces secrets à la nature.
- Oh ! Pas grand-chose…encore… des clartés… de vagues fluorescences… et, parmi elles, des ombres, ce me semble.., une silhouette… la vôtre peut-être,Docteur.
- Attendez, dit le praticien qui se recula légèrement… Distinguez-vous toujours cette silhouette, mon cher Jagoury ?
- Oui… Elle va, elle vient… elle agite les bras… elle… Ah! Mon Dieu, si je pouvais guérir !
Vous guérirez; dit gravement le docteur Abivain.
Il ramassa ses instruments, une petite fiole à tubulure et une seringue de Pravaz, qu’il coucha soigneusement dans leur boîte, donna un tour de clef à la boite et la déposa dans le, tiroir d’un secrétaire de forme ancienne.
Comme il pénétrait dans la pièce voisine, une main lui saisit le poignet :
Marthe Jagoury était derrière la porte, d’où elle avait entendu la conversation des deux hommes.
- Tu mentais, n’est-ce pas? C’était une plaisanterie ? Maurice ne va pas recouvrer la vue ?…
- Si, dit Je docteur Abivain, après un court moment d’hésitation.
Tu as dit si. Mais tu es donc fou ? Tu veux donc absolument nous perdre ?
- Par exemple !
- Ou bien tu en as assez de moi ?
- Marthe!..,
- Il faut que ce soit l’un ou l’autre pour que tu agisses comme tu fais… Mais réfléchis donc ! S’il recouvre la vue, c’est fini de notre intimité, de notre amour peut-être… Nous ne pourrons plus l’éviter… Il deviendra un mari comme les autres… Il pourra nous suivre, nous épier…
- Nous userons de précautions…
- Trop tard. Le pli est pris. Nous sommes trop habitués, toi et moi à ne pas nous gêner devant lui : nous nous trahirons à chaque instant.
- Enfin, tu ne veux pourtant pas que je me fasse criminel pour assurer notre sécurité?
- Oh ! Criminel !…..
Et quel autre nom veux-tu que je donne à un médecin qui, pouvant guérir un malade, refuserait de lui accorder ses soins ?
- Il y a deux ans que tu soignes Maurice et tu m’avais toujours dit qu’il était incurable.,
- Je le croyais aussi..
- Et depuis quand ne le crois-tu plus ?
- Depuis un mois.
- Et tout ce mois tu ne m’as rien dit.,. Pourquoi m’as-tu caché la vérité ?..Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue que Maurice allait guérir ?
- Je voulais te faire une surprise,
- Jolie surprise !
- Je pensais, dit d’un ton piqué le docteur Abivam, que tu me verrais avec satisfaction réparer d’une certaine manière le préjudice moral que j’ai causé à ce pauvre Maurice.
- En d’autres termes, tu lui prenais sa femme, mais tu lui rendais la vue… Laisse-moi rire : il n’y a vraiment que les hommes pour établir des balances pareilles.
- Ris tant que tu voudras. J’ai fait mon devoir et, si c’était à recommencer, je t’assure que je le referais encore.
- Ton devoir? Qu’en sais-tu? Si tu m’aimes comme je t’aime, ton devoir est de me garantir contre tout ce qui peut gêner ou entraver notre amour. Voilà ton devoir. Et, quant à mon mari, j’estime qu’en la circonstance tu lui rends un singulier service : le pauvre homme, tant qu’il était aveugle, était parfaitement heureux ; il ne savait rien, ne se doutait de rien… Maintenant qu’il va voir clair.. Sois tranquille, nous ne le tromperons plus longtemps sans qu’il sache… Et si c’est là ce que tu appelles une réparation !…
Le docteur Abivain ne répondit pas.
- Mais parle donc ! reprit Marthe. Dis quelque chose… Tu vois que ton silence me tue…
- Je n’ai rien à te répondre, dit le docteur Abivain. Ma décision est prise, je ne transigerai pas avec ma conscience.
- Tu as bien transigé avec elle quand il s’est agi de tromper ton ami…
- Soit ! dit le docteur Abivain. L’homme a failli : raison de plus pour que le médecin ne l’imite pas…
- C’est bien, dit Marthe qui sembla prendre son parti du refus qu’on lui opposait. N’en parlons plus… Après tout c’est peut-être toi qui as raison. Nous autres femmes, tu sais, nous ne voyons pas toujours les choses du même œil que vous. En usant de précautions comme tu disais tout à l’heure, nous pourrons peut-être déjouer les soupçons de Maurice. N’empêche que tu es un vilain monsieur… Etre resté un mois sans me rien dire Alors, c’est vrai ?,.. Avec cette petite fiole de liqueur blanchâtre et cette seringue de Pravaz que tu caches si jalousement dans le secrétaire de Maurice, tu as trouvé le moyen de guérir le glaucome ?
- Je crois que oui.
- Mais c’est une découverte, cela… une grande découverte… et qui va te rendre célèbre…
- Oh ! célèbre !… On s’était déjà servi avant moi de ce liquide d’origine organique pour combattre les paralysies du nerf optique… Je n’ai fait que perfectionner la découverte.
- Et combien penses-tu qu’il faudra encore d’injections pour guérir complètement Maurice ?
- Cinq ou six peut-être.
- Seulement ?
- Oui. Deux gouttes suffisent matin et soir… Les effets du liquide sont très rapides, mais il y a tant de précautions à prendre… Il faut tenir le flacon à l’ombre, éviter tout contact avec l’air extérieur. Songe qu’une molécule infinitésimale d’oxygène peut vicier toute la préparation, qu’est-ce que je dis ? La rendre d’une nocivité terrible. Le malade perdrait définitivement la vue… Heureusement qu’avec ces flacons à tubulure il n’y a rien à craindre…
- Et, comme se parlant à lui-même, le docteur Abivain ajouta :
- Puis, j’ai la clef de la boîte sur moi.
- Marthe resta un moment songeuse.
- Mais il est facile probablement de savoir si la préparation s’est trouvée en contact avec l’air extérieur? La couleur du liquide doit changer ?
- Non… Il n’y a aucun signe apparent qui révèle la présence de l’oxygène.
- Ah ! dit Marthe qui n’insista pas.
- Et, avec cette mobilité d’expression qui était un des charmes de sa nature capiteuse et perverse :
- Tu m’aimes toujours, Georges, toujours ? Tu m’aimeras toujours, quoi qu’il arrive?…
Elle avait passé ses bras à son cou et, lascive, les yeux dans ses yeux, elle se collait à lui, l’enveloppait des chauds effluves de son beau corps d’amoureuse. On entendit un léger, bruit dans la chambre du malade : le docteur Abivain se dégagea de l’amollissante étreinte.
- À ce soir ! dit Marthe.
Le docteur Abivain et Maurice Jagoury étaient des amis de vieille date : ils avaient fait ensemble, à Rennes, leur volontariat et leurs études supérieures ; ils s’étaient retrouvés, quelques années plus tard, à Lannion, Maurice comme avocat, Abivain comme médecin. Maurice s’était marié ; Abivain était resté garçon. Maurice, brusquement, fut atteint du glaucome et dut quitter le barreau. Abivain le soignait. Il voyait Marthe tous les jours. Il n’avait pas fait attention jusqu’alors à la beauté de la jeune femme, à ses manières enveloppantes et câlines. Il se croyait, par sa profession autant que par son amitié pour Maurice, à l’abri d’une surprise de ses sens. Maurice, à côté de lui, s’épanouissait dans le même candide optimisme. Et ce qui devait arriver arriva : un beau jour, sans qu’il sût comment, Abivain se réveilla l’amant de Marthe.
L’ensorceleuse, qui guettait depuis longtemps l’occasion, était parvenue à ses fins ; mais elle avait compté sans les retours de conscience de son amant à qui le remords inspira un dessein héroïque : indifférent à la clientèle, riche d’ailleurs et pouvant négliger le soin de ses affaires, Abivain se voua corps et âme h la guérison de son ami ; il n’eut plus désormais qu’un malade, pour ainsi dire, ce Maurice, qu’il visitait tous les jours, à qui il consacrait toutes les veilles, tous les instants que ne lui disputait pas le jaloux amour de Marthe. Après deux ans de recherches où il s’était spécialisé dans l’étude des maladies des yeux, il trouva enfin ce qu’il cherchait. Mais, soit qu’il ne fût pas sans inquiétude du côté de sa maîtresse, soit qu’en effet il désirât lui « faire une surprise », il ne parla de sa découverte à personne, conjura son ami lui-même de se taire, voulut attendre de lui avoir complètement rendu la vue, pour mettre Marthe en présence du fait une fois accompli.
Un hasard avait déjoué ses combinaisons : Marthe avait surpris son colloque avec le malade. Mais, enfin, l’aventure avait mieux tourné qu’il ne le pensait : après une assez vive opposition, la jeune femme s’était résignée. Et une joie profonde, où il ne savait ce qui l’emportait le plus, de l’orgueil du savant ou du contentement de l’honnête homme, pénétrait le docteur Abivain.
Son remords, pour la première fois depuis bien longtemps, lui donnait quelque relâche. Il ne put, ce jour-là, demeurer dans son laboratoire : il sortit, gagna par la Corderie les bords du Guer, trouva aux choses, une jeunesse, une nouveauté, une vertu d’apaisement qu’il n’avait point discernées jusqu’alors. Féerie de l’avril breton avec ses bandes magiquement refleuries et pareilles, sur les pentes, à de fabuleuses toisons d’or ! Le clocher de Loguivy pointait entre les ormes ; des barques de goëmonniers, sous leurs voiles couleur de tan, remontaient le fleuve au fil du flux, et les acres parfums iodés qui traînaient dans leur sillage emplissaient d’une griserie salubre les poumons du docteur Abivain. La voix grêle d’une pastoure, sur la berge, entonna la complainte de Marc’ haridith a Gerenard :
Une chanson vient d’être écrite
En dialecte léonard.
Une chanson sur Marguerite De Kéronard…
Le docteur Abivain écouta jusqu’au bout la chanson, pris à la douceur de cette voix enfantine qui éveillait en lui mille confuses réminiscences. Il flâna encore quelque temps au soleil, sur le chemin de halage, puis revint à petits pas vers la ville, les nerfs détendus, la conscience allègre.
- « Maurice est sauvé ! Maurice va guérir ! » se répétait-il tout en marchant.
Il lui tardait d’être au soir pour retrouver son ami, recommencer la bienfaisante injection et, le soir venu, quand, après avoir examiné le malade, il prit dans le secrétaire la boîte où il enfermait son flacon et sa seringue et y introduisit la petite clef qui ne le quittait jamais, sa main avait comme un léger tremblement, il attribua même à ce tremblement la difficulté qu’il éprouva à faire manœuvrer la clef et comme si, dans l’intervalle, la serrure de la boîte avait été forcée. Simple illusion : le flacon était à sa place, hermétiquement bouché. Il le mira un moment, y plongea la seringue de Pravaz- et, redevenu maître de lui, se pencha sur Maurice pour lui faire à la nuque la piqûre habituelle.
Le malade eut un sursaut plus violent qu’à l’ordinaire,
- Je vous ai fait mal, mon cher ami ? demanda le Docteur Abivain.
- Oui, dit Maurice.
- Cela va se passer.
- Mais c’est que cela ne se passe pas, docteur… Ah ! Mon Dieu, et les ténèbres qui reviennent… l’écran.., le mur… Je ne vois plus rien…
- Ce n’est pas possible ! Faites un effort… regardez-moi…
- Le malade obéit : la légère humeur vitrée qui recouvrait le globe des yeux s’était soudainement épaissie ; les pupilles s’étaient complètement déformées. Tâtonnant dans le noir, les mains de l’aveugle s’accrochèrent à la redingote du docteur…
Celui-ci avait pâli. II se rappela cette résistance qu’il avait éprouvée en faisant jouer la clef dans la serrure de la boîte et, brusquement, il comprit tout : la condescendance inattendue de Marthe, le subit intérêt qu’elle avait montré pour sa découverte quand elle avait vu que son parti était pris et que rien ne l’en ferait changer, les questions qu’elle lui avait adroitement posées pour savoir si le contact de l’air extérieur ne modifiait pas la couleur du liquide… Ne pouvant l’astreindre à se faire criminel, Marthe avait pris le crime à son compte, ouvert la serrure de la boîte avec une fausse clef, débouché, puis rebouché le flacon. Il avait suffi : Maurice Jagoury était condamné à la cécité perpétuelle…
Le docteur Abivain fut trouvé mort le jour meme dans son laboratoire : sur le plancher, à côté de lui, gisaient les débris, d’un flacon de cyanure de potassium dont il avait absorbé le contenu.
Charles Le Goffic
Le docteur fut trouvé mort, le jour même dans son laboratoire
Merci pour cette mise en ligne!
Mais c’est un plaisir cher Férocias!