L’Afrique et l’Asie furent les terrains privilégiés pour toute sorte de fantasmes, aminés de rites mystérieux et de coutumes étranges. Les revues de voyages de la fin du XIX éme et du début du XX éme, regorgent de ces témoignages bien souvent aux origines douteuses, mais qui ne manquent pas d’attiser notre curiosité. Si l’Afrique dans ce cas particulier fut assez riche en spéculations farfelues, il ne s’en dégage pas moins quelques faits relativement troublants et touchants à des thématiques aussi variées que les civilisations disparues, les animaux fantastiques et autres plantes extravagantes et tout particulièrement celles qui se révèlent assez friandes de chairs humaines. Mais il existe un autre domaine, tout aussi puissant et anxiogène, car échappant totalement à notre culture rationnelle, celle de la magie. Voilà un continent dont le patrimoine culturel est riche en démons, sorciers, créatures infernales, jeteurs de sorts et l’aspect « sauvage » du pays, baigné dans ce tenace parfum de magie, ne fait que renforcer ce petit frisson nous parcourant l’échine à l’évocation de ces audacieuses explorations dont il fut l’objet.
La revue « Journal des voyages » nous propose ainsi de temps à autre quelques textes suffisamment évocateurs afin de nourrir nos appétits de l’imaginaire et dont la force d’évocation, ne peuvent que générer en nous une sorte de malaise à l’idée de ces contrées éloignées qui conservent fort heureusement encore bien des secrets.
Le texte présenté ici appartient à cette catégorie de nouvelles baignées dans une atmosphère d’épouvante où l’on a du mal à déterminer si le malheureux héros de l’histoire est victime de sa propre peur influencé par un environnement propice ou s’il est effectivement victime d’une de ses entités maléfiques qui sévissent au fin fond de cette si belle, mystérieuse et envoûtante Afrique.
« Le Fétiche » de G.Nohmant. Dans la revue « Journal des voyages » N° 744, Dimanche 5 Mars 1911. Illustré par Edouard.Zier
Voulant franchir les remous de l’embouchure du fleuve avant la nuit et ne pas risquer de passer une heure sur la plage déserte à appeler le passeur endormi sur l’autre rive, Zaki hâtait le pas dans la direction de Sassandra
Il avait franchi le bouquet de cocotiers qui indique remplacement de l’ancien village des gens de Oupoyo et s’avançait sur la langue de sable qui aboutit au point de réunion des eaux limoneuses venant de l’intérieur des terres et des flots limpides de l’Océan.
En ce lieu maudit, où les sorciers faisaient leur sabbat, nul indigène ne s’aventurait après le coucher du soleil.
Zaki se pressait donc, anxieux d’arriver avant que le disque sanglant qui, déjà, s’enfonçait à demi derrière l’horizon, empourprant l’étendue de la mer, ait complètement disparu. Il marchait dans la direction du couchant, ne perdant pas de vue les derniers feux de l’astre,
A sa droite, sous une végétation rabougrie par les effluves salins, gisaient les tombes des Néyaus convaincus de sorcellerie, ayant succombé à l’épreuve du poison. Les trous, à peine creusés dans le sable par les paresseux indigènes, avaient été en partie découverts sous l’effort du vent et de la pluie; des ossements s’étalaient sur le sol où les crabes achevaient de les dépouiller des quelques lambeaux de chair qui y adhéraient encore
Çà et là, quelques mains pieuses, se cachant soigneusement à la vindicte des hommes, avaient, sur des tertres récemment élevés, apporté l’offrande de quel* que nourriture, un peu de riz jauni d’huile de palmes dans une assiette ébréchée, pour que le défunt, honni de son vivant, maudit encore au delà de la mort, pût trouver dans l’autre monde de quoi apaiser sa faim.
Remplissant leur rôle de messagers des âmes, les corbeaux noirs et blancs venaient manger la maigre pitance et la portaient aux sorciers disparus.
Zaki frissonna en passant devant le sinistre champ de la Mort et détourna la tête vers sa gauche. Là, l’Océan faisait rage, les grandes lames déferlaient avec furie, enlevant parfois des masses de sable et laissant à leur place un trou béant.
Bientôt, le voyageur se trouva dans la partie étroite de la langue de terre qui Unissait en pointe à l’embouchure du fleuve, il avait dépassé les tombes des damnés et n’avait plus, d’un côté, que la mer agitée, de l’autre, le fleuve débordé qui, en pleine crue, roulait à une incroyable vitesse ses eaux jaunâtres.
Sur le bord de ce torrent, les sables se désagrégeaient également, rongés par dessous et tombaient parfois, par pans entiers, pour disparaître dans le lit de la Sassandra. Il était évident que, dans quelques jours, la presqu’île entière serait emportée par les flots — phénomène qui se reproduit périodiquement en cette région — pour se reformer peu à peu à la saison sèche, quand les eaux calmées du fleuve, se heurtant aux vagues poussées par l’éternel vent du Sud, y déposeraient leurs alluvions.
Tout à coup, Zaki s’arrêta, curieux, à la vue d’un objet singulier qu’une lame venait de jeter à ses pieds avec des détritus de toute sorte, entraînés par le fleuve.
C’était une sphère blanchâtre, dont il ne s’expliquait, pas la nature, fruit ou caillou^ fragment de gomme ou précieuse boule de caoutchouc préparée par des mains humaines Machinalement, il ramassa l’épave.
Il l’avait à peine touchée qu’elle s’effrita sous ses doigts, laissant tomber une substance terreuse et il constata avec anxiété qu’il venait de ramasser un fétiche, débris arraché par les eaux à l’une des tombes maudites qu’ensanglantait, là-bas la pourpre des derniers feux du jour.
Hypnotisé, stupide, il restait immobile, le sinistre objet entre ses mains, conscient du sacrilège qu’il avait commis, s’évertuant à chercher le moyen d’échapper au châtiment redoutable auquel il s’était exposé.
Sous la pression de ses doigts tremblants une tranche de la boule tomba sur le sable de la plage. Zaki sentit ses cheveux se dresser sur sa tête !
Là, distinctement, devant lui, le morceau de terre détaché venait de découvrir un fragment de crâne humain; il n’en voyait que le profil, une bouche et ses dents dénudées, une orbite avec, au fond du trou noir, un œil disproportionné au volume de la cavité, un œil aux lueurs fauves et cet œil le regardait fixement.
Il voulut fuir… il lui sembla que ses jambes étaient prises dans un étau.
Il voulut repousser l’effrayante vision, ses mains restèrent collées à la sphère qui s’effrita de nouveau sous leur effort…
Un nouveau quartier de terre découvrit en tombant la face du fantôme qu’il vit alors tout entière, les deux mâchoires, le trou sombre indiquant la place du nez, les deux orbites, avec, au fond du gouffre qu’elles creusaient, les deux yeux, le regard de feu sous lequel son cœur cessait de battre, son cerveau se laissait envahir par la folie.
Un rire de démence lui échappa.
La hideuse figure releva le coin de ses mâchoires et rit à son tour.
Il voulut ouvrir la bouche pour crier sa détresse, par trois fois le fantôme ouvrit largement ses deux rangées de dents, découvrant un abîme de ténèbres dans lequel son regard se perdait, bien loin, à l’infini.
Alors, le vertige le gagna de plus en plus. Il lui parut que ses propres yeux s’arrachaient de sa face, s’en allaient dans le vide… Son crâne se brisait sous des douleurs fulgurantes, il le sentait près d’éclater.
Entre ses mains, la tête épouvantable se modifiait rapidement.
Les trous noirs et les blancs ossements se fondaient en une matière grise, visqueuse, se repliant sur elle-même, se creusant, se refermant, dans un mouvement semblable aux replis de l’escargot qui s’apprête à sortir de sa coquille, mais dans des pro portions plus grandes, et une bave sanieuse s’écoulait, glacée, entre ses mains secouées par un tremblement convulsif,
La masse de chair grise, constamment agitée à la surface, se creusa peu à peu, en entonnoir ; les yeux hagards de Zaki virent le fond du gouffre devenir rose, l’atroce mélange se transformer de nouveau en un masque diabolique, non pas osseux, celui-là, mais privé de consistance, horrible mollusque à face humaine, chair de pieuvre dépourvue de peau !
Ayant atteint les dernières limites de l’épouvante, subitement, l’hallucination se dissipa et Zaki ne vit plus, sur le sol où ses mains les avaient laissés tomber, que des morceaux de terre et des fragments d’os4 composition ordinaire des fétiches.
Il fit un effort pour revenir complète ment à la raison, pour continuer sa route…
Il s’aperçut que les sables mouvants, sapés sournoisement à leur base par les eaux, l’avaient enlisé jusqu’aux, genoux.
Le malheureux s’arracha du sol dans un effort insensé, sauta sur un monticule voisin.,.
Le sol s’effondra sous ses pieds. II lit encore un bond de toute son énergie d’homme aux prises avec la Mort ! »
De nouveau, le terrain céda sous le poids de son corps, et le sable, le serrant à la ceinture, rendit impossible toute nouvelle tentative de fuite,
La nuit était tombée, des milliers d’étoiles assistaient à son agonie, éclairant de leurs pâles rayons sa face noire, devenue blafarde. Lentement, patiemment, le sable avalait sa proie !
Les épaules et la tête du malheureux restèrent seules à la surface, puis il s’enfonça jusqu’au cou et de sa bouche tordue par un affreux rictus, des cris déchirants, aux accents funèbres, ne cessaient de s’échapper, troublant le repas des corbeaux, sur les tombes voisines.
Enfin, il ne resta bientôt plus, au dessus du sol, que les deux bras du malheureux^ puis les mains qui s’agitaient toujours dans des convulsions de désespoir…
Les mains elles-mêmes s’engloutirent; et le sable reprit sa place.
De l’autre côté du fleuve, sous les toits de palmes qui laissaient filtrer une fumée bleue dont les volutes montaient vers le ciel au milieu du calme de l’atmosphère, les femmes pressaient dans leurs bras leurs enfants terrifiés :
« Ne bougez pas, petits ! Disaient-elles. Entendez-vous la voix de la Mort?.., Entendez-vous l’appel de l’Epouvante? Là-bas, sur leurs tombes ouvertes, les sorciers, sortis de terre, dansent leur sabbat»
G.Nohmant
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