Toujours en provenance de l’inépuisable revue « Nos loisirs » dont nous avons déjà eu la joie de découvrir quelques petites perles de la Science-fiction et du Fantastique dans les pages de ce blog, voici dont une petite nouvelle horrifique qui ne dépareillerait pas dans un recueil de Jean Ray, une histoire hantée de terre et de mer qui, bien que classique, reste toujours d’une efficacité redoutable : La mer n’en a pas terminé de tous nous terrifier !
« Une nuit d’épouvante » nouvelle de Georges Héjean. Dans la revue « Nos Loisirs » .17 Mai 1908
La Marie-]eanne, qu’on croyait perdue, était signalée au port de l’île Loc-Tudy. Elle avait donc échappé à la tempête ! Ce fut autour de moi un soupir de soulagement parmi les femmes et les marins groupés sur le môle. On apercevait distinctement à bord maintenant les silhouettes des trois hommes qui composaient tout l’équipage : Jean Binic, le patron, le matelot Bourlaouen et Pierre Quilbec, le mousse. Courbés en deux, ils rejetaient par-dessus bord, au fur et à mesure, l’eau qui envahissait la coque. Un seul foc de fortune hissé au bout d’une rame qui remplaçait le mât brisé suffisait à la marche de la barque. Poussée par un vent violent de Sud- Ouest, elle approchait rapidement, tantôt penchée sur le flanc à croire qu’elle allait chavirer, tantôt se redressant vaillamment et coupant les vagues qui, en formidables paquets d’eau, menaçaient de la briser. Déjà elle avait tourné la pointe de l’île : les hommes à bord travaillaient sans relâche. De la terre, dont ils n’étaient plus distants que d’une cinquantaine de mètres, partirent des appels, des encouragements : « Ohé l Jean, courage ! Ohé ! Aborde ! » En même temps que des cordes, entre les mains de quelques solides gaillards, s’apprêtaient à se lancer. Soudain un cri d’horreur jaillit de toutes les poitrines. Dans un remous sinistre, la Marie-Jeanne sembla s’écraser sous une lame, fit un bond comme un animal blessé et retombant, coula à pic… Les trois hommes, sans doute exténués, ne reparurent point. On chercha en vain leurs corps jusqu’à la nuit. Le courant de la marée montante les avait-il entraînés jusqu’au fond de la baie ? Dormaient-ils leur dernier sommeil dans la vase sablonneuse, sous les ombrages funèbres des pins de Penaveur?… Je quittai le môle, péniblement impressionné, je dînai mal et je m’endormis lourdement au sifflement des rafales.
Vers minuit, je m’éveillai. Une angoisse oppressait ma poitrine. Je me levai et m’habillai rapidement. Une force mystérieuse semblait me pousser. Je sortis et m’élançai vers la calle tragique. La pleine lune brillait de tout son éclat. Le vent faisait encore rage et des nuages déchirés passaient au ciel à grande vitesse.
Je m’étonnais de ne point voir le douanier de garde. La mer complètement basse semblait frissonner sous l’ouragan. Des bancs de sable s’allongeaient çà et là, comme des linceuls, formant des taches blanches que coupait le profil sombre des balises. Dans le fond de la baie, les pins de l’île Garo, secoués dans la nuit, tordaient des bras presque humains.
Tout à coup, je vis distinctement tout près de la calle une forme flottante recouverte de vase. Je me précipitai au poste de la douane pour demander de l’aide, des cordages, un canot… Je frappai, rien ne répondit. Je revins en courant et quelle fut mon horreur quand je vis le corps se dresser, de l’eau jusqu’au ventre, et marcher vers l’échelle de fer scellée à la pierre du quai ! Immobile, muet, j’attendis. Le claquement des sabots sur le métal montait lentement. Enfin une tête surgit, pâle, avec, dans leurs orbites profondes, deux yeux fermés que je sentais me regarder !
La peur me fit frissonner et c’est à voix basse que je parvins à articuler :
-« Est-ce vous, Jean Binic ? »
Pas de réponse. L’homme s’était arrêté. Alors il ouvrit un œil — le droit, je me rappelle — et ce cadavre, car c’était un cadavre, livide, la bouche ouverte, la mâchoire pendante, ce cadavre fit un clignement d’œil avec l’air de dire : « On est de mèche, n’est-ce pas ? »
Je tremblai plus fort, et quand l’homme me tendit une main où je voyais distinctement l’affreux plissement de la peau et les ongles décolorés, je m’enfuis comme un fou. Je rentrai fermant la porte à double’ tour et je me jetai tout habillé sur mon lit, après avoir .encore tourné la clé de ma chambre.
J’attendais depuis un temps indéfinissable quand une voix m’appela par mon nom. En même temps des coups très distincts retentissaient dans le corridor d’entrée.
Je restai silencieux, le cœur battant…
Alors je perçus nettement un grincement de gonds qui m’était familier, puis des pas lourds gravissant l’escalier de bois, et enfin, après un moment d’hésitation, trois coups : toc, toc, toc, frappés près de la serrure.
On heurta de nouveau. Et comme je ne disais mot, la porte s’ouvrit, comme si je ne l’avais jamais fermée.
Un fantôme entra, sur lequel étaient collés des vêtements de marin dégouttants d’eau de mer. Sous les mailles du jersey la blancheur d’un squelette apparaissait .La clarté de la lune l’illuminait de face, mais aucune ombre cependant ne se projetait derrière lui. Avec un frémissement d’ossements froissés, il s’avança vers le lit.
Je reculai, sans souffle, inondé d’une sueur froide et je restai, la face collée à la muraille, n’osant plus regarder.
La voix profonde et calme prononça gravement, par saccades, comme oppressée: « Viens avec moi !… Viens Tu ne réponds pas ? Je ne te veux que du bien. Je reviens de très loin… L’au-delà, il y a du vrai… Viens ! Je connais la route la plus sûre… Viens ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! » Un éclat de rire strident comme un claquement de castagnettes.
Comme aiguillonné, je bondis sur mon lit, affolé, et je hurlai :
-« Non Va-t’en. Tu es la Mort. Je le sais, Va- t’en ! Je suis trop jeune ! Je veux vivre ! »
-« Donne-moi seulement la main », dit le fantôme, « et je m’en vais. »
Avec une peine infinie, je soulevai mon bras, qui me semblait du plomb :
-« Tu me le jures ? » Demandai-je, la tête perdue.
Oui !
Je tendis la main au spectre et je ressentis alors au contact de ses doigts glacés une effroyable souffrance qui monta, gagna l’ épaule, envahit ma poitrine et vint m’étreindre le cœur, je me sentis mourir peu à peu et dans un dernier cri de douleur, je m’abandonnai…
Je m’éveillai, brisé de fatigue. La lune éclairait ma chambre. La tempête avait cessé. Un calme serein régnait, rythmé par le bruit de la marée montante. J’essayai de me lever. Mon bras droit, sur lequel j’étais couché, était engourdi et presque paralysé. Je restai, quelques minutes sans pouvoir ouvrir les doigts. Avais-je rêvé ? Je ne sus que penser, car les portes de ma chambre et de ma petite maison étaient grandes ouvertes et sur les marches de l’escalier, dans le corridor, je pouvais voir de larges empreintes de vase, laissées par des sabots qui n’étaient pas les miens.
Georges Héjean.
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