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Les Introuvables: »La plus folle des invraisemblance » Ou La Thématique Du Dernier Homme Sur La Terre

Posté le 1 septembre 2012

 

La littérature de « Fin du monde » est riche de nombreux ouvrages et si certains s’évertuèrent à nous présenter une terre complètement détruite par quelques catastrophes naturelles où quelques survivants s’efforcent tant bien que mal à reconstruire un semblant de civilisation, d’autres choisirent la solution radicale de nous présenter une humanité totalement annihilée avec un seul et unique représentant de l’espèce humaine comme témoin de notre passage sur terre. Ce qu’il y a de remarquable dans cette thématique c’est que pratiquement tous les auteurs qui choisirent cette hypothèse n’expliquent que rarement les causes de la disparition totale de l’humanité. Un jour un homme se réveille et constate avec stupéfaction qu’il est le dernier homme sur la terre….c’est aussi simple que ça ! D’ailleurs c’est assez amusant qu’il soit toujours, où presque, de sexe masculin, même si comme il sera de coutume dans une grande majorité des textes, de la découverte tardive d’une femme : après tout il faut bien repeupler la terre !

Il faut remonter en 1805 pour que nous soit présenté le premier roman du genre avec Jean Baptiste Cousin De Grainville et son « Le dernier homme » Dans ce roman  qui met en scène Omegare, on assiste  aux affres du dernier survivant de l’humanité sur une terre stérile et mourante. Moins connu du public, c’est à Mary Shelley inoubliable créatrice du monstre de Frankenstein que nous devons un autre roman mettant en avant les aventures du dernier homme sur la terre. Certes dans « Le dernier homme » (« The last man ») réédité en 1988 par les éditions du Rocher,  le texte est parfois un peu verbeux et ampoulé mais il posséde une sensibilité toute romantique et, longtemps inédit en France, nous présente une vision toute particulière d’une terre ravagée par une fléau impitoyable : La peste. Par la suite le roman de Grainville sera « plagié » par Elise Gagne, femme de lettre Française,  qui avec son « Omegar ou le dernier homme, proso- poésie dramatique de la fin des temps en douze chants » (Didier & Cie libraire éditeurs, 1859) nous dresse le tableau d’une terre dévastée où toute trace de vie vient de disparaître. Un fameux personnage que cet « Omegar » puisque le grand Camille Flammarion va également s’en servir comme personnage principal dans la seconde partie de son fameux « La fin du monde » (en volume aux éditions Flammarion 1894) et intitulée « Dans dix million d’années ».

Autre fin du monde tout aussi spectaculaire avec son seul et unique survivant désœuvré : « Le nuage pourpre » de M.P.Shiel et qui paru pour la première fois en France dans la revue « Je sais tout » (de Septembre 1911 à Janvier 1912,N° 81 à 84 superbement Illustré par M.Orazi) avant de sortir en volume aux éditions Lafitte en 1913.Le héros, Jeffson, de retour d’une expédition au pôle Nord, découvre à son retour qu’il est probablement le dernier homme sur la terre. Il va ainsi parcourir le monde, brûlant tout sur son passage. Il tombera quasiment dans la démence avant qu’il ne rencontre une survivante, l’obligeant à sortir de cet isolement forcé et de rompre ainsi avec certaines de ses habitudes…jamais tranquille même lorsque l’on pense être seul au monde ! Il est à noter que l’histoire de ce roman inspira Ronald Mac Dougall en 1959 pour réaliser son célèbre film avec Harry Belafonte « Le monde, la chair et le diable ». C’est ensuite la nouvelle que vous allez lire sur les pages de ce blog cette « La plus folle invraisemblance » qui par certains cotés me rappelle étrangement le roman de Shiel cité précédemment : même solitude du personnage qui sombre dans la folie suite à cette extermination massive de l’espèce humaine, même folie du héros face à la solitude et rencontre de celle qui va devenir « Eve » permettant ainsi un début hypothétique de repeuplement de la terre. Il existe par la suite de nombreux romans décrivant la fin de l’espèce humaine, d’une grande force et originalité comme « La mort de la terre »de Rosny Aîné où effectivement le dernier représentant « humain » va se retrouver isolé et seul monde mais finalement pour une période très courte puisqu’il sera « absorbé » par l’avancée inexorable et impitoyable des « Ferromagnétaux ». Il y a également l’ouvrage de Jean Paulin « S’il n’en reste qu’un » (Editions Self 1946) qui sous un titre assez trompeur cache en fait la survivance de toute une groupe de personne. Sans oublier « Le dernier Blanc » de Yves Gandon où cette fois seuls les hommes à la peau pigmentée seront les rescapés d’un fléau qui va frapper la terre avec une force redoutable….exit la race blanche ! Pareil pour « Le survivant » de Richard Matheson qui inspira Boris Sagal en 1971 pour son film éponyme avec le très controversé Charlton Heston. Je lui préfère personnellement la version moins connu mais plus réussie, réalisée par Sydney Salkow en 1964 « The last man on earth » avec un Vincent Price incarnant ce dernier homme avec tout le talent que nous lui connaissons. Ce film sera une nouvelle fois adapté sur grand écran en 2007 avec « Le survivant » de Francis Lawrence interprété ici par un Will Smith assez convaincant. Ici également point de dernier homme, puisque ce « dernier survivant » va découvrir tardivement toute une communauté d’individus ayant échappée au mal redoutable frappant la terre.

Il faudra de nouveau attendre 1977 et le roman de Victor Hàtar qui avec son « Archie Dumbarton » nous présente un texte sarcastique noir et plein d’humour sur les exploits du dernier homme qui un beau matin se réveille et constate avec stupéfaction qu’il est seul au monde….ou presque. Un roman totalement délirant. Une petite mention spéciale également pour l’ouvrage de Cormac Mac Carthy « The road » qui certes ne parle pas du dernier homme sur la terre mais qui narre avec force dans une écriture très rapide et percutante, la tentative de survie d’un des derniers survivants de l’espèce humaine, face à une nature hostile et de quelques survivants retournés à la barbarie. Une sorte de Road-movie post apocalyptique mis en scène avec brio par un John Hillcoat très inspiré et un Viggo Mortensen d’une incroyable crédibilité. A noter pour la petite histoire qu’il existe également un film intitulé « The last women on earth », après tout il est utile de respecter la parité homme/femme, et un tout aussi délirant « The last chihuahua on earth »….

Terminons par ce récit bref de Frédric Brown et intitulé « Un coup à la porte » :

« Le dernier homme sur la terre était assis tout seul dans une pièce. Il y eut un coup à la porte…. »

Sur ce, je vous laisse apprécier la nouvelle qui va suivre qui est en quelque sorte une version condensée du roman de Shiel « Le nuage pourpre », roman dont j’ai utilisé les magnifiques illustrations de Orazi réalisée pour la parution du roman dans la revue « Je sais tout » et qui d’une certaine manière, retranscrit magnifiquement le texte de R.A.Fleury

 

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« La plus folle invraisemblance » Nouvelle de R.A.Fleury paru dans le numéro de « Les marges » N° 162 au mois de Décembre 1927.

 

Le 13 juillet 2027, je constatai, non sans quelques stupeurs, que tous les parisiens avaient succombé dans la nuit. Un cyclone invisible et silencieux avait passé. Les rues et les places étaient semées,les maisons étaient truffées de cadavres. Les cafés et les théâtres étaient des cimetières qui montraient leurs morts et les inondaient de clartés. Je faillis devenir fou. Seule l’exagération de l’horreur me préserva de la démence. Les jours suivants j’explorai, tant à pied qu’en auto, la ban­lieue, puis l’île de France, la Beauce, le Berry, la Champagne. Partout même inénarrable hécatombe, même effrayant charnier. L’homme n’était-il donc- plus ?

Deux, mois après j’avais la certitude d’être absolument seul sur la terre .Dans les véhicules merveilleusement rapides et dociles du XXI ème siècle (à la fois auto et avions) j’avais parcouru le monde et nulle part je n’avais rencontré la vie ou le signe de la vie. Aux éviden­ces s’ajoutaient les preuves indirectes. Les bateaux stoppaient au milieu des océans, ou dans les ports .Les trains étaient arrêtés en pleine campa­gne, écrasés et renversés. Et les paillotes africaines,les huttes des es­quimaux,les tentes des kirghiz,les gratte- ciel de New York, étaient de navrants et irréfutables, sépulcres .Tour à tour me bouchant le nez et res­pirant des, antiseptiques j’allais dans le massacre et l ‘ épouvantement.

Par moments, au cours de mes investigations plutoniennes me venait l’étrange souhait qu’en effet toute l’espèce adamique fût anéan­tie. Je le désirais pour l’effrayante « beauté du fait » j’avais soif de cet affreux et colossal miracle. Mais la peur de la solitude et de l’héré­ditaire sympathie chassait bientôt ce voeu satanique sorti des profon­deurs de l’instinctive perversité.

Hélas, nul doute ne me restait plus. J’étais bien l’unique propriétaire de la planète. Certes rien n’allait me manquer. Tout s’offrait à foison:Les noix de coco,les bananes,les dattes,les légumes,les blés,les poissons,le gibier,les troupeaux. Je ne pouvais redouter la famine,et j’a­vais tout l’or tout l’argent toutes les pierreries, tous les jardins,tous les palais. J’étais éperdument riche et désespéré.

Je songeai au suicide. Ce fut une longue obsession. L’esseulement infini m’hallucinait. Ne jamais revoir une face vivante, réentendre une voix vivante! J’étais l ‘abandonné. J’étais celui du jour vide et de la nuit déserte. Plus d’entretiens, plus de concerts,plus de succès littérai­res ou mondains, de controverses, de luttes, de haines ni d’amours. Nous vivons par les autres autant que par nous-mêmes. Tous les autres étaient morts. N’étais-je pas mort aussi ?

Puis vint une réaction puissante. Je me rattachai à la vie d’autant plus âprement que j’étais entouré de plus de mort. Je devais de­meurer la seule feuille de l’arbre. Je ne voulais pas tomber avant mon heu­re. Je réfléchis : En somme Robinson croyait bien « Robinsonner » jusqu’au dernier souffle. Un prisonnier perpétuel qui ne voit même pas son geôlier et va et vient du cachot au préau tient pourtant à durer. J’étais, moi, le robinson et le prisonnier non d’une île ou d’un Mazas, mais de la terre entière. Le passé de la race humaine et la nature m’appartenait. Au milieu du désastre sans nom j’eus une lueur de joie, j’allais pouvoir pleinement satisfaire mes deux passions maîtresses: l’art et les livres,les paysages et les voyages. Sans doute il était atroce d’avoir perdu, et comment, tous mes amis, dont quelques-uns si chers, une maîtresse curieusement savourée et (j’étais orphelin) quelques parents lointains. Il était atroce de courir autour du soleil, emporté par mon astre natal, avec quinze cent milli­ons de charognes, avec toute l’humanité pourrissante. Je sentais en mon âme la plaie béante et brûlante de l’éblouissement, de la douleur et du re­gret. Mais enfin les animaux n’avaient pas disparu. Je trouverais chez eux des compagnons plus .sûrs que les hommes. Et je disposais souverainement des musées et des bibliothèques .Et tous les sites étaient à moi. Et comme l’ex­périence était attirante! Comme ma solitude pouvait être agréable et fruc­tueuse ! J’étais un ermite, mais l’ermite d’un Thélème aux ressources inépuisable et non celui d’une Thébaïde desséchée. Autour de moi pullulaient les trésors et pour en jouir il ne me fallait aucun travail vénal. Gratuité universelle. Je décidai -de continuer à vivre.

Et je vécus. Après avoir fait dans l’île de Cézembre, en face de Saint-malo,une retraite sanitaire d’un an, pour permettre aux hyènes,aux corbeaux, aux vautours, aux helminthes, au soleil et au gel de purifier l’univers, je me mis à mener l’existence de mes voeux. Je passai mes hivers à Constantinople, mes étés en norvège. Quand l’envie m’en prenait de revoir Vélasquez, Rembrandt ou Titien, une auto (j’en avais des armées) me trans­portait, toutes frontières abolies, toutes douanes absentes, à Madrid, en Hollande, à Venise. A Londres, à Paris, à Berlin, à Boston, je fus le bénédictin jamais dérangé des bibliothèques précieuses. Je lus les Védas dans leurs textes, dans le texte Héraclite et Plotin. J’appris le sanscrit, je réappris le grec. Mon érudition se développa prodigieusement. Je connus l’i­vresse du labeur intellectuel accompli pour lui-même, de la recherche désin­téressée .Nul jamais ne saurait mes efforts et je les faisais comme s’ils eussent dû me valoir les plus grands triomphes.

Entre deux « saisons d’art » ou de sciences j’allais me retremper et réjouir mes yeux aux Pyrénées, au Caucase, à la baie d’Along, au lac Tchad .Puis, pour occuper mon éternel loisir je fouillais les vies privées, non d’ailleurs, malgré mon droit évident et l’impunité certaine, sans quelques sentiments de honte secrètes. Je forçai les tiroirs des plus délicats cabinets en bois des îles, des plus solides bureaux de chêne et d’acajou, plein. Je me plongeai dans les lettres clandestines, dans les mémoires occultes, dans les confidences grosses de déshonneur et de calamités. Je devins polyglotte ac­compli et psychologue raffiné. Je découvris en tous pays des fourmillements d’adultères, de fraudes, d’escroqueries et de crimes. J’en vins à me demander s’il était tellement déplorable que ma race eut péri toute entière.

Comment avait-elle péri? Dès la catastrophe je m’étais posé la question. Les habitants de Mars ou de Vénus avaient-ils lancé sur nous des fluides terribles qui n’avaient épargné que moi?  Une comète avait-elle asphyx­ié tous les hommes, sauf un réfractaire, moi? Le magnétisme, le dynamisme vital avait-il brusquement quitté tous les vivants, sauf un seul, moi? Et pourquoi avais-je été sauvé? Et pourquoi sauvé les animaux? Je bâtissais mille hypothèses. Aucune ne me contentait et le fait restait, le fait implacable et inexpliqué.

Parfois je pensais: La puissance qui a tué n’achèvera-t-elle pas son oeuvre ? Ne vais-je pas moi aussi être soudainement supprimé ? Et j’avais peur car j’avais fini par tenir à la vie plus peut-être qu’au temps ou j’étais un homme parmi les hommes. On est vraiment jaloux de ce qu’on est seul à pos­séder. Mais ma peur était vaine. Les jours mourants tombaient sur les jours morts et je m’endormais chaque soir, je m’éveillais chaque matin dans la même paix que naguère, comme un honnête bourgeois d’Orléans, de Tours ou de Vendô­me. Quand je ne voyageais pas ma vie était très simple.

En somme j’étais exempt de tout soucis. Les plus élégantes confec­tions, prélevées dans les belles jardinières de l’Europe entière, m’habillai­ent. Mes magasins renfermaient des monceaux de céréales et de farine, d’énormes quantités de jambons et de conserves. Dans mes écuries et mes étables j’avais rassemblé des chevaux, des moutons, des boeufs, des vaches triés parmi ceux que j’avais retrouvés fidèles à leurs fermes et à leurs pâturages. J’avais du lait, de la viande fraîche. J’obtenais de mon jardin d’excellents légumes. Mon installation des environs de Compiègne était d’une tenue exemplaire. Je lui donnais tous mes soins qu’elle me rendait en joies agrestes, pacifiques et salubres.

J’avais plusieurs chiens, chats et perroquet .J’avais des paons plus beaux que ceux des rois de Perse ! J’avais des biches privées et une garde seigneuriale de six éléphants recueillis dans les écuries d’un prince indien au milieu de leurs gardiens morts. Flairant, eut-on dit, l’indescriptible catastrophe, ils m’avaient reçu en sauveur et suivi au premier signal. Oh le splendide voyage que je fis avec eux de Bénarès à Paris. Je les revois toujours traversant le Bosphore à la nage, comme de monstrueux dauphins et défilant avec moi, triomphateurs solennels, dans une Byzance à jamais éteinte. C’est d’eux que me vint une curieuse association d’idée.Il me parut à la fois juste et plaisant de prendre le costume hindou, puisque mes pachydermes étaient des bêtes hindoues et je ne crus pouvoir mieux faire que de me déguiser en em­pereur des Indes. Un jour je volai jusqu’à Buckingham palace et dans la gar­de-robe du feu roi d’Angleterre je trouvai sans peine le vêtement -requis.

Il était somptueux à souhait. De retour chez moi je l’endossai et juché sur un de mes éléphants je me promenait gravement par mes terres, comme un monarque absolu que j ‘étais.Dans la suite, paré du même costume éblouissant et chaussé de sabots, je donnais le grain aux volailles. C’était une compo­sition philosophique. Et mes chers éléphants me défendirent à plusieurs re­prises contre les loups et les ours qui, n’étant plus décimés, se reprodui­saient en abondance et se croyaient maîtres du monde. A l’ordinaire ils por­taient des fardeaux, arrosaient mes laitues, me servaient à table et lais­saient lire dans leurs yeux la plus touchante fidélité. Vingt-deux ans s’é­coulèrent. Je n’étais pas devenu muet, car je parlais à mes animaux et j’a­vais pris, la volontaire coutume de m’entretenir avec moi-même. Bien souvent je m’étais retourné brusquement, croyant qu’une voix humaine répondait à la mienne. Bien souvent j’avais cru- voir une forme humaine surgir devant moi. Illusions, et mirages. Nul être humain n’avait brisé la virginité de ma soli­tude.

Depuis longtemps les derniers ossements des hommes s’étaient mêlés à l’humus des champs engraissés de cadavres ou avaient disparu dans les fo­rets épaisses qui avaient envahi les villes délaissées. Je ne me repentais pas d’avoir vécu. Je m’étais instruit, j’avais médité. J’étais même contraint de m’avouer que mon unicité ne m’avait pas trop fait souffrir. Parfois je songeais encore à l’immensité formidable du cataclysme qui avait aboli ma race. Mais cette idée ne me donnait plus le frisson de peur surnaturelle que je ressentais dans les premiers temps .L’habitude était venue. Souvent encore il m’arrivait de regretter ma vie de parisien délicat, mes amis, le rire aigu et provoquant des femmes. Mais c’était un regret en estompe et très sup­portable .La solitude, la privation de nombreux plaisirs, la chasteté ne me pesaient plus. Je crois, que la résurrection subite de l’humanité m’eut sin­gulièrement gêné. Il eût fallu renoncer à ma liberté plénière, à mes aises illimitées, me plier de nouveau aux obligations, aux convenances, aux lois m’asservir, m’élaguer, me restreindre. Non, je ne souhaitais pas redevenir un être social et mon monachisme, mon indépendance, ma souveraineté ne fai­saient qu’un avec le plus intime de moi-même. J’en étais arrivé à les priser tant que la pensée de me retrouver face à face avec un seul de mes sembla­bles me donnait maintenant de l’aigreur. Je me perdais toujours en conjec­tures sur la cause du grand trépas; je ne demandais toujours par quels mys­tères j’en avais été seul excepté. Mais c’était là une curiosité purement in­tellectuelle, un simple exercice spéculatif. Je n’étais pas heureux peut-être. J’étais, loin d’être malheureux. Je ne voyageais plus guère. Je devenais casa­nier. Je cultivais mon jardin. Je lisais- et réfléchissais. C’était la cinquan­taine et j’attendais la mort dans le contentement du sage.

Un soir d’été devant ma porte goûtant la douceur pacifique des pre­mières ténèbres, je rêvais. Je fumais un havane irréprochable et, caressant mes chiens, je lançais à. mes éléphants couchés non loin des appels amicaux. La lune glaçait d’argent la futaie voisine et blêmissait la route blanche. Tout à coup quelque chose qui marchait apparut. Cela remuait deux jambes et ressemblait à un être humain aux vêtements flottants. Je fus si surpris que j’eus presque peur .Un singe ne m’eut pas- effrayé .Mais un individu de mon es­pèce prenait pour moi l’aspect d’un revenant. Je pensai me cacher. Je n’en eus pas le temps. La femme m’avait vu et courait vers moi. Découvert je n’osai fuir. L’Adam et l’Eve suprêmes se rencontraient.

Tels Deucalion et Pyrrha, nous avons repeuplé la terre. La seconde mère du genre humain avait trente-huit ans. Elle était la fille d’un arma­teur Suédois. Ni laide,ni jolie,elle avait la robustesse et la douceur. Nos enfants en qui s’unissaient nos sangs germaniques et celto latin naqui­rent bien portants, et forts .Nous eûmes en sept années deux garçons et qua­tre filles qu’il fallut bien marier entre eux. Pour ma part je me demandais

s’il était vraiment nécessaire de rendre aux animaux et aux végétaux leur insatiable tyran, s’il était vraiment nécessaire de tirer de son sommeil la race de vice, de ruse et de cruauté. Sans doute, me disais-je, il est no­ble de rappeler l’existence de la mathématique pure et le poème lyrique, la fresque et le bas-relief, la volupté, l’amour et les divines douleurs. Mais les fils que je Vais engendrer et les fils de leurs fils seront fatalement comme leurs aïeux, méchants, lâches et fétides. Et je voyais se dérou­ler d’immenses tableaux d’horreur sanglante et de marécageuses ignominies. Pareil au passé, l’avenir humain s’avérait une boue monstrueuse ou brillait de vaines paillettes d’or. Fallait-il payer ces quelques lueurs de tout ce cloaque ?…Tel je raisonnais et doutais, mais la femme était un pur instinct une sourde et puissante volonté de vie. Elle ne consentit pas â tricher et fière, incroyablement fière, d’être la source unique d’un nouveau fleuve immonde et superbe, elle se reproduisit avec délices.

La paternité me donna d’ailleurs des joies insoupçonnées. Je fus un père très, tendre. Je suis un grand-père attendri. Aujourd’hui- j’ai quatre vingt ans et je règne en patriarche sur une tribu déjà nombreuse et floris­sante. Chacune de mes filles est devenues mère à son tour et j’ai seize pe­tits enfants. Nous sommes bien surs d’être les seuls habitants du globe, car nous avons refait, plus minutieuse encore, l’exploration à laquelle je m’é­tais livré an lendemain du « déluge » et nous n’avons rencontré âme qui vi­ve. L’humanité nouvelle, d’origine exclusivement aryenne, n’a donc pas à craindre les alliages impurs. Elle est et restera formée du mélange des plus no­bles races. Ceci me console un peu de l’avoir procréé et ce qui non seulement me console mais m’enorgueillit. c’est que j’ai pu conter cent fois à un pu­blic émerveillé mon invraisemblable aventure et celle de ma femme,analogue à la mienne- c’est que, de cette aventure vertigineuse, l’histoire et la lé­gende se transmettront sans fin, engendrant tout un cycle esthétique, aux générations de ma postérité.

R.A.Fleury

 

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