« Les Introuvables »: « La Lumiére Qui Tue » De Marius Ary Leblond

Posté le 17 octobre 2012

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Les publications d’avant guerre fourmillent de textes fantastiques, curieux avec parfois des atmosphères assez étranges. Sans être vraiment conjecturale, cette « Lumière qui tue » n’en témoigne pas moins des rencontres assez insolites qu’il est possible de faire lors de certaines traversées. Le doute subsiste quant à la nature exacte de cette étrange affection qui frappe cet infortuné voyageur et la preuve que, si certains auteurs s’évertuèrent à « raccommoder » d’autres prirent un malin plaisir à en faire quelque chose de peu ragoûtant. Une nouvelle digne de Jean Ray et de ses étranges contes du Fulmar !

 

« La lumière qui tue » de Marius-Ary-Leblond. Paru dans la revue « Le Globe Trotter » du Jeudi 5 Décembre 1907

Notre navire l’avait pris à Diégo-Suarez. C’était un de ces types grognons qui bou­lonnent tout seuls,en sorte qu’on se dispense de les aborder. Il avait, paraît-il, tiré deux années de brousse dans le Nord et il avait l’air aussi incommode qu’un sanglier,

A peine fut-il monté à bord, il ne restait pas en place, il trottait partout, se campait, les mains dans les poches du pantalon, devant la cuisine ou devant le parc à bestiaux, grim­pait au gaillard d’avant, se penchait atten­tivement sur la cage de la machine, les épaules bombées, le front préoccupé, l’air de prendre des notes en dedans, tout à fait une tête d’inspecteur du gouvernement.

Il était mon voisin de table aux secondes, mais je n’avais non plus l’envie de nouer con­versation. Je n’étais pas gai, car ce n’est pas une bagatelle que de se séparer de sa femme pour la première fois ; encore si je l’avais quittée en bon état ! Mais outre le chagrin de mon départ, elle souffrait de la fièvre.

Enfin, je ne sais comment cela s’accrocha, mais entre deux plats, nous vînmes à échanger quelques mots. Ce n’était nullement le sau­vage que je croyais et il ne demandait qu’à rompre la consigne du silence.

La première chose que je sus, c’est qu’il était marié, qu’il était père de deux enfants et qu’il allait rejoindre sa petite famille en France après deux ans de solitude à Mada­gascar. Il avait une façon de dire : « Ma toute jeune femme, mes deux beaux mioches », qui n’était vraiment pas ordinaire. Dieu sait que je n’étais pas gai, puisque je venais de quitter ma femme, mais cela me donnait tout de même envie de rire. C’est sa voix qui était baroque et il dodelinait de la tête avec con­viction.

Il était plus que hargneux là-dessus, il était bilieux, il ne pouvait pardonner au médecin d’avoir, pour son compte, avalé tant de qui­nine. Elle lui avait empoisonné d’amertume le caractère qu’il se rappelait avoir eu très doux, elle l’avait rendu sourd. Il était aussi très impatienté par son bredouillement, très mécontent de ses yeux qui ne regardaient pas comme il aurait voulu, et il avait des tics plein les sourcils et sur le nez. A chaque instant il reniflait comme un chien d’une race bizarre.

Dans la mer Rouge.

Nous étions bons amis quand nous entrâmes dans la mer Rouge, C’était la mauvaise saison : une chaleur de 36° à l’ombre. La mer était verte comme de l’alcool à brûler et elle bouil­lait au passage de notre navire, bien qu’elle fut tout autour immobile et lourde. Le bateau ne tanguait ni ne roulait, long et aplati sur l’eau par le poids du ciel, A chaque coup de piston, on sentait la mer aussi bourrée de chaleur que la chaudiére. Et nous respirions un air raréfié qui semblait la vapeur même rejetée de la cale par la grande  Cheminée

Je ne sais comment il s’y prenait : lui n’avait pas l’air de souffrir du tout.

Mais alors, puisqu’il n’avait pas peur du soleil, je ne comprenais pas que, chaque jour, après le déjeuner, quand moi-même je restais sur le pont, il allât se réfugier, presque en cachette, dans sa cabine. Il me dit bien qu’il avait pris dans son poste l’habitude dépri­mante de faire la sieste toutes les après-midi, mais comme il revenait toujours de l’entre­pont le front plus barré de rides, les tempes pâlies, la figure boursouflée et que ses idées  étaient enveloppées de plus de fumée, je gar­dais la conviction qu’il  allait fumer de l’opium.

Alors je tachais de le retenir près de moi sur le pont en lui parlant des enfants, d’éducation puisque je suis professeur, de ses enfants à lui ; mais il était entêté comme un Malgache et, comme on n’a pas trop d’énergie pour soi-même par de telles chaleurs, je ne dis plus grand’chose pour l’éloigner de la cabine.

Nous étions à notre deuxième jour de mer Rouge. L’après-midi, à trois heures, il revint près de moi, tout à fait bizarre. Il s’assit, regarda, sans causer, couler l’eau violette. Ses yeux de cormoran qui plongeaient droit dans le fond des vagues, verdissaient extraordinairement. Son front fuyant suait une petite sueur presque verte et il y passait la main fréquemment de ce geste maniaque qu’ont les fiévreux. On eut dit que son lorgnon faisait loupe sur ses prunelles et y convergeait en petits faisceaux dorés la terrible lumière verte de la mer. Ses pommettes étaient brillantes de sang et les mâchoires restaient contractées comme après des cauchemars de fièvre. Ses épaules, surtout, étaient très basses. Il était replié lourdement sur lui-même comme un corps mort dans l’eau et on sentait qu’il s’en­fonçait…..     Je me décidai à l’interroger, soupçonnant l’opium.

L’Idée fixe

« Je ne sais pas si j’ai bien fait de dormir, répondit-il d’une voix blême et comme mal réveillée. Cependant je n’ai jamais si bien roupillé. Mais je ne sais pas, il y a quelque chose qui m’a agacé pendant que je dormais. C’était une espèce de sale idée fixe qui m’au­rait gratté non pas le dedans, mais le dessus de la tête…

C’est de l’imagination, fis-je pour le secouer.

Il leva la tête, rogue, presque en colère :

De l’imagination ! Ah ouah! , Dans le sommeil j’ai dû sûrement taper sur mon front parce que cela était d’abord à droite,puis ça a glissé à gauche, et je voulais l’écraser entre mes doigts, mais c’était beaucoup trop léger pour que je l’attrape, et aussitôt que ça s’était posé, ça rentrait. » Sa bouche essaya de rire un instant, et il reprit avec peine comme poussé à parler malgré lui, « une espèce de mouche ronde mais dont le ventre ne pesait pas et qui avait une trompe. Tenez, ce n’est pas tout ça, le mot, c’est à l’emporte-pièce, à l’emporte-pièce !

Et vous n’avez pas essayé au de voir s’il n’y avait pas par hasard une bête ?

Si, j’ai cherché la bête, dit-il à voix sour­noise. A mon réveil, je crus brusquement que je la tenais. Il y avait quelque chose qui bril­lait sur la cloison comme si ça venait de s’en­voler à un de mes mouvements. Mais je me suis pris alors pour un idiot : c’était un petit anneau de soleil qui venait du sabord et qui tremblait sur la cloison de ma couchette comme un reflet d’eau, » II passa une main inquiète sur son front : « Après tout, c’est peut-être une petite bague de soleil qui aurait inquiété mon sommeil. Je ne sais pas ce que j’ai, mais je suis ombrageux, très ombrageux. Vous ne pouvez pas comprendre ça, vous qui êtes un professeur et qui n’avez pas sur la tête vingt-quatre mois de brousse. »

Il se tut à nouveau, guettant avec maussaderie partout où des rais de soleil glissaient sur le pont, entre l’ombre des tentes, avec un besoin de courir sur les taches de lumière pour les écraser du pied comme des insectes. Il était surtout fasciné par un liseré de lumière qui, mince et long comme un petit serpent, rampait sur une tringle du bastingage, mon­tant et descendant légèrement au roulis insen­sible du navire. Il n’avait l’air devoir qu’à quelques pas devant lui, et il louchait pénible­ment comme pour regarder d’en dessous dans son front. J’étais fatigué de m’occuper de lui. Mais, malgré tout, mes yeux revenaient à chaque minute sur le pont. Tout le navire blanc, était éclatant comme de la chaux ; une plage de sable : seule passait et repassait en noir la robe d’un prêtre qui revenait de Tamatave.

Le reste de l’après-midi je le perdis de vu ; il devait être à regarder une manœuvre avec un air entendu de mécanicien; ayant toujours la peur d’être volé, il retournait dans la ca­bine boucler sa valise et arranger ses effets comme si on était à la veille de débarquer a Marseille. Mais le soir au dîner, je ne le trou­vai pas à sa place. Lui seul manquait à table car, par la mer d’huile qu’il y avait, tout le monde, même les dames, ne craignait plus de venir manger. J’en avisai le garçon qui alla cogner h sa cabine.

La fin

Il arriva au bout de quelques minutes. Ah ! Le pauvre type, qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ? Il était en chemise de nuit, les mol­lets, les pieds nus. Ses yeux sortaient de sa tête ainsi que des yeux de poulpe, dilatés, comme s’il voulait reconnaître quelqu’un. La face était torturée de grimaces et le visage avait positivement l’air de souffrir effroyable­ment de ses propres expressions comme s’il se voyait dans un miroir. Une rougeur de homard cuisait ses joues bouffies. Il tâtonna, tournoya et se mit à danser comme un der­viche maboule, jouant à prendre au vol un de ses pieds dans ses mains. Comme il y avait des miroirs de part et d’autre, de la salle à manger on voyait de tous côtés cet homme, mi-nu, avec son lorgnon en or, qui sautait et gambadait dans un grand pagne blanc de Malgache, Depuis, j’ai appris qu’il sévissait a Madagascar une étrange maladie qui se mani­festait par des accès de danse. Et il chantait. Cet honnête père de famille qui n’avait jamais dit un juron chantait, avec une voix geignarde d’enfant, des airs obscènes de villages sakalaves, des chants complets dont il n’avait jamais dû songer à retenir une bribe d’air ou de paroles.

Le commissaire de bord, le médecin vin­rent : cela fit un branle-bas du diable, et on l’emmena à l’infirmerie,accès pernicieux.

J’ai demandé à y être près de lui, mais, naturellement, cela ne me fut pas permis.

Je suis resté dehors toute la nuit ; la chaleur d’ailleurs interdisait le sommeil dans la ca­bine : pour avoir un peu d’air, il aurait fallu être couché dans « une voile comme dans un , à la dernière vergue.

Je ne quittai pas les abords de l’infirmerie.

La chaleur étouffait tout : on n’entendait que les coups de pistons qui haletaient comme le pouls dans la fièvre. La mer râlait faible­ment de chaleur. Une odeur de bile montait des écumes phosphorescentes. On avait le cœur en sueur et on manquait de force pour s’éponger le visage avec un mouchoir. Les petites étoiles du nord, éparpillées dans le ciel de charbon, étaient redoutables comme des mouches venimeuses. Des tas de gens dormaient sur le pont, ramassés en cargaison de houille. Le malheur avait frappé tout près de moi : et je n’étais pas plus courageux qu’il ne fallait jusque là.

Le lendemain, à midi, c’était fait. Le mé­decin nous conta que la langue était très vite devenue pâteuse : presque plus de mots articulés, des grognements. Il prenait tout le temps son front entre ses mains et remettait sur son nez le lorgnon qu’il n’avait plus, il enfonçait aussi le doigt dans sa tête, entre les deux yeux.

La cervelle avait fondu comme de la cire. Et il avait agonisé, le visage inondé de larmes qui suintaient sans tarir, rafraîchissant jusqu’à la glace la température de la peau.

 

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Un commentaire pour « « Les Introuvables »: « La Lumiére Qui Tue » De Marius Ary Leblond »

  1.  
    Ferocias
    17 octobre, 2012 | 14:56
     

    Merci pour la mise à disposition de ce texte!

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