Dans le numéro 690 du dimanche 20 Février 1910 de la revue « Journal des Voyages » si le lecteur se laisse emporter par la magnifique couverture de Conrad pour la nouvelle de Victor Forbin « L’infernal passage » il lui faudra toutefois être plus curieux et pousser un peu plus avant son investigation pour découvrir une autre illustration en noir et blanc tout aussi remarquable de Georges Bellenger et illustrant quant à lui un très court texte reproduit ici et relatif aux légendes de la mer. Plus qu’un conte l’auteur, un certain Bonquart, nous révèle une vision prémonitoire, une histoire futuriste par sa chute et que l’on écrivait de façon régulière dans ce genre de publication. Véritable vivier pour les amateurs d’illustrations et d’images Savanturières que nous sommes, cette revue est pleine de ressource, une époque où l’artiste pouvait exprimer son talent sans limite et surtout avec un goût prononcé pour le fantastique et le merveilleux. Pour preuve cette vision complètement décalée , choc des civilisations et de la marche en avant du progrès !
Roll, ce chef valeureux que ces compagnons ont surnommé « L’ours du Nord » , est debout, sur la plate-forme de combat élevée à l’arrière de son drake, et Roll est songeur laissant errer inconsciemment son regard sur la mer houleuse. Sur le pont du navire où il règne en maître, sont groupés ses compagnons,
Mille pensées confuses se heurtent en son esprit troublé.Qui donc lui donnera la puissance infinie qu’il rêve ?
Cette cuirasse qu’il porte, ce casque au lourd cimier, les javelots que lancent si loin et si fort son bras puissant, ce drake aux larges flancs qui le porte, tout lui semble devenu jouets d’enfant ; et Roll rêve de nefs géantes, rapides comme l’éclair et portant en leurs flancs la foudre sur lesquelles il s’élancerait à la conquête du monde.
Et il maudit la lourde barque dont il était fier et que sa voile pourtant gonflée, fait à peine glisser sur la mer.
Cependant la nuit vient, aucune terre n’est signalée encore, Roll rêve toujours….
Soudain des clameurs s’élèvent ; les vikings semblent saisis d’épouvante ; les uns s’emparent de leurs armes, les autres, trop affolés de terreur pour songer à la lutte, cherchent un abri dans la cale et tous se heurtent dans un désarroi indescriptible.
« Qu’y a-t-il ? Et pourquoi craignez-vous ? S’écrie Roll, n’êtes-vous plus les farouches vautours du Nord, et ne suis-je pas Roll, votre chef ?
- Vois, lui dit un de ses compagnons, montrant du geste une vague silhouette qui s’avance vers eux menaçante.
Et Roll regarde, et Roll voit…..
Une masse gigantesque court sur les flots et grandit encore ; de hautes tours la dominent, et de ces tours s’envolent en un mugissements de lourds nuages d’une fumée noire que rougissent des lueurs de flammes. De ses flancs sortent, par des embrasures, de longs tubes d’acier, des barques aux formes étranges sont suspendues autour de ses bords sur de longs bras de fer . Et partout on voit passer ces ombres noires, nautonniers de cette barque infernale. La mer se brise en volutes énormes sur son avant, comme poussée par la tempête. Et le colosse , rapide, semble courir sur la mer….
Roll dans une extase revoit son rêve et ses compagnons groupés autour de lui, respectueux de son admiration pour l’étrange vision, l’entend dire tout bas :
« Voilà l’avenir qui passe ! »
Cet hymne impérissable provient d’une petite brochure de 20 pages » Deux Marseillais sur la planète Mars » une saynète bouffe en un acte pour jeunes garçons( ouste les jeunes filles !) et publié en 1948 aux éditions C.Vaubaillon. Elle raconte les aventures, sur la planète Mars donc, de Zéphirin Galoubet reporter de son état et de Marius Tambourin, aéroplaneur. Le premier ayant échoué suite à une violente tempête sur terre, à bord d’un dirigeable « Le patrie », l’autre en se posant le plus simplement du monde en aéroplane. Ils vont y découvrir une bien étrange civilisation et des chanteurs accomplis, comme l’atteste le texte qui va suivre!
Hymne des Marsiens en l’honneur de leur chef.
Chœur burlesque
Honneur au chef respecté
Dont la prudence inquiète
Et la douce autorité
Régissent notre planète.
Zéphyrin
Permets aux fils du Midi,
Présents sur cette planète,
De mettre à deux leur crédit
Pour t’offrir une lunette.
Quant ils seront repartis,
Si tu mets l’œil à ce verre,
Tu les verras tout petits,
À l’autre bout, sur la terre.
Choeur (les, Marsiens).
Honneur au chef respecté,
A sa prudence inquiète ;
Sous sa douce autorité Tous les jours
Tous les jours on est en fête.
Zéphyrin
Avant de nous en aller,
Nous t’offrons un téléphone,
Que nous allons installer
De Mars aux Bouches-du-Rhône (sans accent).
Si tu veux nous appeler,
Au fil tu tendras l’oreille,
Tu n’auras plus qu’à hurler :
« Allo… les gens de Mars… eille.
Choeur (les Marsiens).
Honneur au chef respecté
Dont la prudence inquiète
Et la douce autorité
Régissent notre planète.
Les publications d’avant guerre fourmillent de textes fantastiques, curieux avec parfois des atmosphères assez étranges. Sans être vraiment conjecturale, cette « Lumière qui tue » n’en témoigne pas moins des rencontres assez insolites qu’il est possible de faire lors de certaines traversées. Le doute subsiste quant à la nature exacte de cette étrange affection qui frappe cet infortuné voyageur et la preuve que, si certains auteurs s’évertuèrent à « raccommoder » d’autres prirent un malin plaisir à en faire quelque chose de peu ragoûtant. Une nouvelle digne de Jean Ray et de ses étranges contes du Fulmar !
« La lumière qui tue » de Marius-Ary-Leblond. Paru dans la revue « Le Globe Trotter » du Jeudi 5 Décembre 1907
Notre navire l’avait pris à Diégo-Suarez. C’était un de ces types grognons qui boulonnent tout seuls,en sorte qu’on se dispense de les aborder. Il avait, paraît-il, tiré deux années de brousse dans le Nord et il avait l’air aussi incommode qu’un sanglier,
A peine fut-il monté à bord, il ne restait pas en place, il trottait partout, se campait, les mains dans les poches du pantalon, devant la cuisine ou devant le parc à bestiaux, grimpait au gaillard d’avant, se penchait attentivement sur la cage de la machine, les épaules bombées, le front préoccupé, l’air de prendre des notes en dedans, tout à fait une tête d’inspecteur du gouvernement.
Il était mon voisin de table aux secondes, mais je n’avais non plus l’envie de nouer conversation. Je n’étais pas gai, car ce n’est pas une bagatelle que de se séparer de sa femme pour la première fois ; encore si je l’avais quittée en bon état ! Mais outre le chagrin de mon départ, elle souffrait de la fièvre.
Enfin, je ne sais comment cela s’accrocha, mais entre deux plats, nous vînmes à échanger quelques mots. Ce n’était nullement le sauvage que je croyais et il ne demandait qu’à rompre la consigne du silence.
La première chose que je sus, c’est qu’il était marié, qu’il était père de deux enfants et qu’il allait rejoindre sa petite famille en France après deux ans de solitude à Madagascar. Il avait une façon de dire : « Ma toute jeune femme, mes deux beaux mioches », qui n’était vraiment pas ordinaire. Dieu sait que je n’étais pas gai, puisque je venais de quitter ma femme, mais cela me donnait tout de même envie de rire. C’est sa voix qui était baroque et il dodelinait de la tête avec conviction.
Il était plus que hargneux là-dessus, il était bilieux, il ne pouvait pardonner au médecin d’avoir, pour son compte, avalé tant de quinine. Elle lui avait empoisonné d’amertume le caractère qu’il se rappelait avoir eu très doux, elle l’avait rendu sourd. Il était aussi très impatienté par son bredouillement, très mécontent de ses yeux qui ne regardaient pas comme il aurait voulu, et il avait des tics plein les sourcils et sur le nez. A chaque instant il reniflait comme un chien d’une race bizarre.
Dans la mer Rouge.
Nous étions bons amis quand nous entrâmes dans la mer Rouge, C’était la mauvaise saison : une chaleur de 36° à l’ombre. La mer était verte comme de l’alcool à brûler et elle bouillait au passage de notre navire, bien qu’elle fut tout autour immobile et lourde. Le bateau ne tanguait ni ne roulait, long et aplati sur l’eau par le poids du ciel, A chaque coup de piston, on sentait la mer aussi bourrée de chaleur que la chaudiére. Et nous respirions un air raréfié qui semblait la vapeur même rejetée de la cale par la grande Cheminée
Je ne sais comment il s’y prenait : lui n’avait pas l’air de souffrir du tout.
Mais alors, puisqu’il n’avait pas peur du soleil, je ne comprenais pas que, chaque jour, après le déjeuner, quand moi-même je restais sur le pont, il allât se réfugier, presque en cachette, dans sa cabine. Il me dit bien qu’il avait pris dans son poste l’habitude déprimante de faire la sieste toutes les après-midi, mais comme il revenait toujours de l’entrepont le front plus barré de rides, les tempes pâlies, la figure boursouflée et que ses idées étaient enveloppées de plus de fumée, je gardais la conviction qu’il allait fumer de l’opium.
Alors je tachais de le retenir près de moi sur le pont en lui parlant des enfants, d’éducation puisque je suis professeur, de ses enfants à lui ; mais il était entêté comme un Malgache et, comme on n’a pas trop d’énergie pour soi-même par de telles chaleurs, je ne dis plus grand’chose pour l’éloigner de la cabine.
Nous étions à notre deuxième jour de mer Rouge. L’après-midi, à trois heures, il revint près de moi, tout à fait bizarre. Il s’assit, regarda, sans causer, couler l’eau violette. Ses yeux de cormoran qui plongeaient droit dans le fond des vagues, verdissaient extraordinairement. Son front fuyant suait une petite sueur presque verte et il y passait la main fréquemment de ce geste maniaque qu’ont les fiévreux. On eut dit que son lorgnon faisait loupe sur ses prunelles et y convergeait en petits faisceaux dorés la terrible lumière verte de la mer. Ses pommettes étaient brillantes de sang et les mâchoires restaient contractées comme après des cauchemars de fièvre. Ses épaules, surtout, étaient très basses. Il était replié lourdement sur lui-même comme un corps mort dans l’eau et on sentait qu’il s’enfonçait….. Je me décidai à l’interroger, soupçonnant l’opium.
L’Idée fixe
« Je ne sais pas si j’ai bien fait de dormir, répondit-il d’une voix blême et comme mal réveillée. Cependant je n’ai jamais si bien roupillé. Mais je ne sais pas, il y a quelque chose qui m’a agacé pendant que je dormais. C’était une espèce de sale idée fixe qui m’aurait gratté non pas le dedans, mais le dessus de la tête…
C’est de l’imagination, fis-je pour le secouer.
Il leva la tête, rogue, presque en colère :
De l’imagination ! Ah ouah! , Dans le sommeil j’ai dû sûrement taper sur mon front parce que cela était d’abord à droite,puis ça a glissé à gauche, et je voulais l’écraser entre mes doigts, mais c’était beaucoup trop léger pour que je l’attrape, et aussitôt que ça s’était posé, ça rentrait. » Sa bouche essaya de rire un instant, et il reprit avec peine comme poussé à parler malgré lui, « une espèce de mouche ronde mais dont le ventre ne pesait pas et qui avait une trompe. Tenez, ce n’est pas tout ça, le mot, c’est à l’emporte-pièce, à l’emporte-pièce !
Et vous n’avez pas essayé au de voir s’il n’y avait pas par hasard une bête ?
Si, j’ai cherché la bête, dit-il à voix sournoise. A mon réveil, je crus brusquement que je la tenais. Il y avait quelque chose qui brillait sur la cloison comme si ça venait de s’envoler à un de mes mouvements. Mais je me suis pris alors pour un idiot : c’était un petit anneau de soleil qui venait du sabord et qui tremblait sur la cloison de ma couchette comme un reflet d’eau, » II passa une main inquiète sur son front : « Après tout, c’est peut-être une petite bague de soleil qui aurait inquiété mon sommeil. Je ne sais pas ce que j’ai, mais je suis ombrageux, très ombrageux. Vous ne pouvez pas comprendre ça, vous qui êtes un professeur et qui n’avez pas sur la tête vingt-quatre mois de brousse. »
Il se tut à nouveau, guettant avec maussaderie partout où des rais de soleil glissaient sur le pont, entre l’ombre des tentes, avec un besoin de courir sur les taches de lumière pour les écraser du pied comme des insectes. Il était surtout fasciné par un liseré de lumière qui, mince et long comme un petit serpent, rampait sur une tringle du bastingage, montant et descendant légèrement au roulis insensible du navire. Il n’avait l’air devoir qu’à quelques pas devant lui, et il louchait péniblement comme pour regarder d’en dessous dans son front. J’étais fatigué de m’occuper de lui. Mais, malgré tout, mes yeux revenaient à chaque minute sur le pont. Tout le navire blanc, était éclatant comme de la chaux ; une plage de sable : seule passait et repassait en noir la robe d’un prêtre qui revenait de Tamatave.
Le reste de l’après-midi je le perdis de vu ; il devait être à regarder une manœuvre avec un air entendu de mécanicien; ayant toujours la peur d’être volé, il retournait dans la cabine boucler sa valise et arranger ses effets comme si on était à la veille de débarquer a Marseille. Mais le soir au dîner, je ne le trouvai pas à sa place. Lui seul manquait à table car, par la mer d’huile qu’il y avait, tout le monde, même les dames, ne craignait plus de venir manger. J’en avisai le garçon qui alla cogner h sa cabine.
La fin
Il arriva au bout de quelques minutes. Ah ! Le pauvre type, qu’est-ce qui avait bien pu lui arriver ? Il était en chemise de nuit, les mollets, les pieds nus. Ses yeux sortaient de sa tête ainsi que des yeux de poulpe, dilatés, comme s’il voulait reconnaître quelqu’un. La face était torturée de grimaces et le visage avait positivement l’air de souffrir effroyablement de ses propres expressions comme s’il se voyait dans un miroir. Une rougeur de homard cuisait ses joues bouffies. Il tâtonna, tournoya et se mit à danser comme un derviche maboule, jouant à prendre au vol un de ses pieds dans ses mains. Comme il y avait des miroirs de part et d’autre, de la salle à manger on voyait de tous côtés cet homme, mi-nu, avec son lorgnon en or, qui sautait et gambadait dans un grand pagne blanc de Malgache, Depuis, j’ai appris qu’il sévissait a Madagascar une étrange maladie qui se manifestait par des accès de danse. Et il chantait. Cet honnête père de famille qui n’avait jamais dit un juron chantait, avec une voix geignarde d’enfant, des airs obscènes de villages sakalaves, des chants complets dont il n’avait jamais dû songer à retenir une bribe d’air ou de paroles.
Le commissaire de bord, le médecin vinrent : cela fit un branle-bas du diable, et on l’emmena à l’infirmerie,accès pernicieux.
J’ai demandé à y être près de lui, mais, naturellement, cela ne me fut pas permis.
Je suis resté dehors toute la nuit ; la chaleur d’ailleurs interdisait le sommeil dans la cabine : pour avoir un peu d’air, il aurait fallu être couché dans « une voile comme dans un , à la dernière vergue.
Je ne quittai pas les abords de l’infirmerie.
La chaleur étouffait tout : on n’entendait que les coups de pistons qui haletaient comme le pouls dans la fièvre. La mer râlait faiblement de chaleur. Une odeur de bile montait des écumes phosphorescentes. On avait le cœur en sueur et on manquait de force pour s’éponger le visage avec un mouchoir. Les petites étoiles du nord, éparpillées dans le ciel de charbon, étaient redoutables comme des mouches venimeuses. Des tas de gens dormaient sur le pont, ramassés en cargaison de houille. Le malheur avait frappé tout près de moi : et je n’étais pas plus courageux qu’il ne fallait jusque là.
Le lendemain, à midi, c’était fait. Le médecin nous conta que la langue était très vite devenue pâteuse : presque plus de mots articulés, des grognements. Il prenait tout le temps son front entre ses mains et remettait sur son nez le lorgnon qu’il n’avait plus, il enfonçait aussi le doigt dans sa tête, entre les deux yeux.
La cervelle avait fondu comme de la cire. Et il avait agonisé, le visage inondé de larmes qui suintaient sans tarir, rafraîchissant jusqu’à la glace la température de la peau.
La littérature de « Fin du monde » est riche de nombreux ouvrages et si certains s’évertuèrent à nous présenter une terre complètement détruite par quelques catastrophes naturelles où quelques survivants s’efforcent tant bien que mal à reconstruire un semblant de civilisation, d’autres choisirent la solution radicale de nous présenter une humanité totalement annihilée avec un seul et unique représentant de l’espèce humaine comme témoin de notre passage sur terre. Ce qu’il y a de remarquable dans cette thématique c’est que pratiquement tous les auteurs qui choisirent cette hypothèse n’expliquent que rarement les causes de la disparition totale de l’humanité. Un jour un homme se réveille et constate avec stupéfaction qu’il est le dernier homme sur la terre….c’est aussi simple que ça ! D’ailleurs c’est assez amusant qu’il soit toujours, où presque, de sexe masculin, même si comme il sera de coutume dans une grande majorité des textes, de la découverte tardive d’une femme : après tout il faut bien repeupler la terre !
Il faut remonter en 1805 pour que nous soit présenté le premier roman du genre avec Jean Baptiste Cousin De Grainville et son « Le dernier homme » Dans ce roman qui met en scène Omegare, on assiste aux affres du dernier survivant de l’humanité sur une terre stérile et mourante. Moins connu du public, c’est à Mary Shelley inoubliable créatrice du monstre de Frankenstein que nous devons un autre roman mettant en avant les aventures du dernier homme sur la terre. Certes dans « Le dernier homme » (« The last man ») réédité en 1988 par les éditions du Rocher, le texte est parfois un peu verbeux et ampoulé mais il posséde une sensibilité toute romantique et, longtemps inédit en France, nous présente une vision toute particulière d’une terre ravagée par une fléau impitoyable : La peste. Par la suite le roman de Grainville sera « plagié » par Elise Gagne, femme de lettre Française, qui avec son « Omegar ou le dernier homme, proso- poésie dramatique de la fin des temps en douze chants » (Didier & Cie libraire éditeurs, 1859) nous dresse le tableau d’une terre dévastée où toute trace de vie vient de disparaître. Un fameux personnage que cet « Omegar » puisque le grand Camille Flammarion va également s’en servir comme personnage principal dans la seconde partie de son fameux « La fin du monde » (en volume aux éditions Flammarion 1894) et intitulée « Dans dix million d’années ».
Autre fin du monde tout aussi spectaculaire avec son seul et unique survivant désœuvré : « Le nuage pourpre » de M.P.Shiel et qui paru pour la première fois en France dans la revue « Je sais tout » (de Septembre 1911 à Janvier 1912,N° 81 à 84 superbement Illustré par M.Orazi) avant de sortir en volume aux éditions Lafitte en 1913.Le héros, Jeffson, de retour d’une expédition au pôle Nord, découvre à son retour qu’il est probablement le dernier homme sur la terre. Il va ainsi parcourir le monde, brûlant tout sur son passage. Il tombera quasiment dans la démence avant qu’il ne rencontre une survivante, l’obligeant à sortir de cet isolement forcé et de rompre ainsi avec certaines de ses habitudes…jamais tranquille même lorsque l’on pense être seul au monde ! Il est à noter que l’histoire de ce roman inspira Ronald Mac Dougall en 1959 pour réaliser son célèbre film avec Harry Belafonte « Le monde, la chair et le diable ». C’est ensuite la nouvelle que vous allez lire sur les pages de ce blog cette « La plus folle invraisemblance » qui par certains cotés me rappelle étrangement le roman de Shiel cité précédemment : même solitude du personnage qui sombre dans la folie suite à cette extermination massive de l’espèce humaine, même folie du héros face à la solitude et rencontre de celle qui va devenir « Eve » permettant ainsi un début hypothétique de repeuplement de la terre. Il existe par la suite de nombreux romans décrivant la fin de l’espèce humaine, d’une grande force et originalité comme « La mort de la terre »de Rosny Aîné où effectivement le dernier représentant « humain » va se retrouver isolé et seul monde mais finalement pour une période très courte puisqu’il sera « absorbé » par l’avancée inexorable et impitoyable des « Ferromagnétaux ». Il y a également l’ouvrage de Jean Paulin « S’il n’en reste qu’un » (Editions Self 1946) qui sous un titre assez trompeur cache en fait la survivance de toute une groupe de personne. Sans oublier « Le dernier Blanc » de Yves Gandon où cette fois seuls les hommes à la peau pigmentée seront les rescapés d’un fléau qui va frapper la terre avec une force redoutable….exit la race blanche ! Pareil pour « Le survivant » de Richard Matheson qui inspira Boris Sagal en 1971 pour son film éponyme avec le très controversé Charlton Heston. Je lui préfère personnellement la version moins connu mais plus réussie, réalisée par Sydney Salkow en 1964 « The last man on earth » avec un Vincent Price incarnant ce dernier homme avec tout le talent que nous lui connaissons. Ce film sera une nouvelle fois adapté sur grand écran en 2007 avec « Le survivant » de Francis Lawrence interprété ici par un Will Smith assez convaincant. Ici également point de dernier homme, puisque ce « dernier survivant » va découvrir tardivement toute une communauté d’individus ayant échappée au mal redoutable frappant la terre.
Il faudra de nouveau attendre 1977 et le roman de Victor Hàtar qui avec son « Archie Dumbarton » nous présente un texte sarcastique noir et plein d’humour sur les exploits du dernier homme qui un beau matin se réveille et constate avec stupéfaction qu’il est seul au monde….ou presque. Un roman totalement délirant. Une petite mention spéciale également pour l’ouvrage de Cormac Mac Carthy « The road » qui certes ne parle pas du dernier homme sur la terre mais qui narre avec force dans une écriture très rapide et percutante, la tentative de survie d’un des derniers survivants de l’espèce humaine, face à une nature hostile et de quelques survivants retournés à la barbarie. Une sorte de Road-movie post apocalyptique mis en scène avec brio par un John Hillcoat très inspiré et un Viggo Mortensen d’une incroyable crédibilité. A noter pour la petite histoire qu’il existe également un film intitulé « The last women on earth », après tout il est utile de respecter la parité homme/femme, et un tout aussi délirant « The last chihuahua on earth »….
Terminons par ce récit bref de Frédric Brown et intitulé « Un coup à la porte » :
« Le dernier homme sur la terre était assis tout seul dans une pièce. Il y eut un coup à la porte…. »
Sur ce, je vous laisse apprécier la nouvelle qui va suivre qui est en quelque sorte une version condensée du roman de Shiel « Le nuage pourpre », roman dont j’ai utilisé les magnifiques illustrations de Orazi réalisée pour la parution du roman dans la revue « Je sais tout » et qui d’une certaine manière, retranscrit magnifiquement le texte de R.A.Fleury
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« La plus folle invraisemblance » Nouvelle de R.A.Fleury paru dans le numéro de « Les marges » N° 162 au mois de Décembre 1927.
Le 13 juillet 2027, je constatai, non sans quelques stupeurs, que tous les parisiens avaient succombé dans la nuit. Un cyclone invisible et silencieux avait passé. Les rues et les places étaient semées,les maisons étaient truffées de cadavres. Les cafés et les théâtres étaient des cimetières qui montraient leurs morts et les inondaient de clartés. Je faillis devenir fou. Seule l’exagération de l’horreur me préserva de la démence. Les jours suivants j’explorai, tant à pied qu’en auto, la banlieue, puis l’île de France, la Beauce, le Berry, la Champagne. Partout même inénarrable hécatombe, même effrayant charnier. L’homme n’était-il donc- plus ?
Deux, mois après j’avais la certitude d’être absolument seul sur la terre .Dans les véhicules merveilleusement rapides et dociles du XXI ème siècle (à la fois auto et avions) j’avais parcouru le monde et nulle part je n’avais rencontré la vie ou le signe de la vie. Aux évidences s’ajoutaient les preuves indirectes. Les bateaux stoppaient au milieu des océans, ou dans les ports .Les trains étaient arrêtés en pleine campagne, écrasés et renversés. Et les paillotes africaines,les huttes des esquimaux,les tentes des kirghiz,les gratte- ciel de New York, étaient de navrants et irréfutables, sépulcres .Tour à tour me bouchant le nez et respirant des, antiseptiques j’allais dans le massacre et l ‘ épouvantement.
Par moments, au cours de mes investigations plutoniennes me venait l’étrange souhait qu’en effet toute l’espèce adamique fût anéantie. Je le désirais pour l’effrayante « beauté du fait » j’avais soif de cet affreux et colossal miracle. Mais la peur de la solitude et de l’héréditaire sympathie chassait bientôt ce voeu satanique sorti des profondeurs de l’instinctive perversité.
Hélas, nul doute ne me restait plus. J’étais bien l’unique propriétaire de la planète. Certes rien n’allait me manquer. Tout s’offrait à foison:Les noix de coco,les bananes,les dattes,les légumes,les blés,les poissons,le gibier,les troupeaux. Je ne pouvais redouter la famine,et j’avais tout l’or tout l’argent toutes les pierreries, tous les jardins,tous les palais. J’étais éperdument riche et désespéré.
Je songeai au suicide. Ce fut une longue obsession. L’esseulement infini m’hallucinait. Ne jamais revoir une face vivante, réentendre une voix vivante! J’étais l ‘abandonné. J’étais celui du jour vide et de la nuit déserte. Plus d’entretiens, plus de concerts,plus de succès littéraires ou mondains, de controverses, de luttes, de haines ni d’amours. Nous vivons par les autres autant que par nous-mêmes. Tous les autres étaient morts. N’étais-je pas mort aussi ?
Puis vint une réaction puissante. Je me rattachai à la vie d’autant plus âprement que j’étais entouré de plus de mort. Je devais demeurer la seule feuille de l’arbre. Je ne voulais pas tomber avant mon heure. Je réfléchis : En somme Robinson croyait bien « Robinsonner » jusqu’au dernier souffle. Un prisonnier perpétuel qui ne voit même pas son geôlier et va et vient du cachot au préau tient pourtant à durer. J’étais, moi, le robinson et le prisonnier non d’une île ou d’un Mazas, mais de la terre entière. Le passé de la race humaine et la nature m’appartenait. Au milieu du désastre sans nom j’eus une lueur de joie, j’allais pouvoir pleinement satisfaire mes deux passions maîtresses: l’art et les livres,les paysages et les voyages. Sans doute il était atroce d’avoir perdu, et comment, tous mes amis, dont quelques-uns si chers, une maîtresse curieusement savourée et (j’étais orphelin) quelques parents lointains. Il était atroce de courir autour du soleil, emporté par mon astre natal, avec quinze cent millions de charognes, avec toute l’humanité pourrissante. Je sentais en mon âme la plaie béante et brûlante de l’éblouissement, de la douleur et du regret. Mais enfin les animaux n’avaient pas disparu. Je trouverais chez eux des compagnons plus .sûrs que les hommes. Et je disposais souverainement des musées et des bibliothèques .Et tous les sites étaient à moi. Et comme l’expérience était attirante! Comme ma solitude pouvait être agréable et fructueuse ! J’étais un ermite, mais l’ermite d’un Thélème aux ressources inépuisable et non celui d’une Thébaïde desséchée. Autour de moi pullulaient les trésors et pour en jouir il ne me fallait aucun travail vénal. Gratuité universelle. Je décidai -de continuer à vivre.
Et je vécus. Après avoir fait dans l’île de Cézembre, en face de Saint-malo,une retraite sanitaire d’un an, pour permettre aux hyènes,aux corbeaux, aux vautours, aux helminthes, au soleil et au gel de purifier l’univers, je me mis à mener l’existence de mes voeux. Je passai mes hivers à Constantinople, mes étés en norvège. Quand l’envie m’en prenait de revoir Vélasquez, Rembrandt ou Titien, une auto (j’en avais des armées) me transportait, toutes frontières abolies, toutes douanes absentes, à Madrid, en Hollande, à Venise. A Londres, à Paris, à Berlin, à Boston, je fus le bénédictin jamais dérangé des bibliothèques précieuses. Je lus les Védas dans leurs textes, dans le texte Héraclite et Plotin. J’appris le sanscrit, je réappris le grec. Mon érudition se développa prodigieusement. Je connus l’ivresse du labeur intellectuel accompli pour lui-même, de la recherche désintéressée .Nul jamais ne saurait mes efforts et je les faisais comme s’ils eussent dû me valoir les plus grands triomphes.
Entre deux « saisons d’art » ou de sciences j’allais me retremper et réjouir mes yeux aux Pyrénées, au Caucase, à la baie d’Along, au lac Tchad .Puis, pour occuper mon éternel loisir je fouillais les vies privées, non d’ailleurs, malgré mon droit évident et l’impunité certaine, sans quelques sentiments de honte secrètes. Je forçai les tiroirs des plus délicats cabinets en bois des îles, des plus solides bureaux de chêne et d’acajou, plein. Je me plongeai dans les lettres clandestines, dans les mémoires occultes, dans les confidences grosses de déshonneur et de calamités. Je devins polyglotte accompli et psychologue raffiné. Je découvris en tous pays des fourmillements d’adultères, de fraudes, d’escroqueries et de crimes. J’en vins à me demander s’il était tellement déplorable que ma race eut péri toute entière.
Comment avait-elle péri? Dès la catastrophe je m’étais posé la question. Les habitants de Mars ou de Vénus avaient-ils lancé sur nous des fluides terribles qui n’avaient épargné que moi? Une comète avait-elle asphyxié tous les hommes, sauf un réfractaire, moi? Le magnétisme, le dynamisme vital avait-il brusquement quitté tous les vivants, sauf un seul, moi? Et pourquoi avais-je été sauvé? Et pourquoi sauvé les animaux? Je bâtissais mille hypothèses. Aucune ne me contentait et le fait restait, le fait implacable et inexpliqué.
Parfois je pensais: La puissance qui a tué n’achèvera-t-elle pas son oeuvre ? Ne vais-je pas moi aussi être soudainement supprimé ? Et j’avais peur car j’avais fini par tenir à la vie plus peut-être qu’au temps ou j’étais un homme parmi les hommes. On est vraiment jaloux de ce qu’on est seul à posséder. Mais ma peur était vaine. Les jours mourants tombaient sur les jours morts et je m’endormais chaque soir, je m’éveillais chaque matin dans la même paix que naguère, comme un honnête bourgeois d’Orléans, de Tours ou de Vendôme. Quand je ne voyageais pas ma vie était très simple.
En somme j’étais exempt de tout soucis. Les plus élégantes confections, prélevées dans les belles jardinières de l’Europe entière, m’habillaient. Mes magasins renfermaient des monceaux de céréales et de farine, d’énormes quantités de jambons et de conserves. Dans mes écuries et mes étables j’avais rassemblé des chevaux, des moutons, des boeufs, des vaches triés parmi ceux que j’avais retrouvés fidèles à leurs fermes et à leurs pâturages. J’avais du lait, de la viande fraîche. J’obtenais de mon jardin d’excellents légumes. Mon installation des environs de Compiègne était d’une tenue exemplaire. Je lui donnais tous mes soins qu’elle me rendait en joies agrestes, pacifiques et salubres.
J’avais plusieurs chiens, chats et perroquet .J’avais des paons plus beaux que ceux des rois de Perse ! J’avais des biches privées et une garde seigneuriale de six éléphants recueillis dans les écuries d’un prince indien au milieu de leurs gardiens morts. Flairant, eut-on dit, l’indescriptible catastrophe, ils m’avaient reçu en sauveur et suivi au premier signal. Oh le splendide voyage que je fis avec eux de Bénarès à Paris. Je les revois toujours traversant le Bosphore à la nage, comme de monstrueux dauphins et défilant avec moi, triomphateurs solennels, dans une Byzance à jamais éteinte. C’est d’eux que me vint une curieuse association d’idée.Il me parut à la fois juste et plaisant de prendre le costume hindou, puisque mes pachydermes étaient des bêtes hindoues et je ne crus pouvoir mieux faire que de me déguiser en empereur des Indes. Un jour je volai jusqu’à Buckingham palace et dans la garde-robe du feu roi d’Angleterre je trouvai sans peine le vêtement -requis.
Il était somptueux à souhait. De retour chez moi je l’endossai et juché sur un de mes éléphants je me promenait gravement par mes terres, comme un monarque absolu que j ‘étais.Dans la suite, paré du même costume éblouissant et chaussé de sabots, je donnais le grain aux volailles. C’était une composition philosophique. Et mes chers éléphants me défendirent à plusieurs reprises contre les loups et les ours qui, n’étant plus décimés, se reproduisaient en abondance et se croyaient maîtres du monde. A l’ordinaire ils portaient des fardeaux, arrosaient mes laitues, me servaient à table et laissaient lire dans leurs yeux la plus touchante fidélité. Vingt-deux ans s’écoulèrent. Je n’étais pas devenu muet, car je parlais à mes animaux et j’avais pris, la volontaire coutume de m’entretenir avec moi-même. Bien souvent je m’étais retourné brusquement, croyant qu’une voix humaine répondait à la mienne. Bien souvent j’avais cru- voir une forme humaine surgir devant moi. Illusions, et mirages. Nul être humain n’avait brisé la virginité de ma solitude.
Depuis longtemps les derniers ossements des hommes s’étaient mêlés à l’humus des champs engraissés de cadavres ou avaient disparu dans les forets épaisses qui avaient envahi les villes délaissées. Je ne me repentais pas d’avoir vécu. Je m’étais instruit, j’avais médité. J’étais même contraint de m’avouer que mon unicité ne m’avait pas trop fait souffrir. Parfois je songeais encore à l’immensité formidable du cataclysme qui avait aboli ma race. Mais cette idée ne me donnait plus le frisson de peur surnaturelle que je ressentais dans les premiers temps .L’habitude était venue. Souvent encore il m’arrivait de regretter ma vie de parisien délicat, mes amis, le rire aigu et provoquant des femmes. Mais c’était un regret en estompe et très supportable .La solitude, la privation de nombreux plaisirs, la chasteté ne me pesaient plus. Je crois, que la résurrection subite de l’humanité m’eut singulièrement gêné. Il eût fallu renoncer à ma liberté plénière, à mes aises illimitées, me plier de nouveau aux obligations, aux convenances, aux lois m’asservir, m’élaguer, me restreindre. Non, je ne souhaitais pas redevenir un être social et mon monachisme, mon indépendance, ma souveraineté ne faisaient qu’un avec le plus intime de moi-même. J’en étais arrivé à les priser tant que la pensée de me retrouver face à face avec un seul de mes semblables me donnait maintenant de l’aigreur. Je me perdais toujours en conjectures sur la cause du grand trépas; je ne demandais toujours par quels mystères j’en avais été seul excepté. Mais c’était là une curiosité purement intellectuelle, un simple exercice spéculatif. Je n’étais pas heureux peut-être. J’étais, loin d’être malheureux. Je ne voyageais plus guère. Je devenais casanier. Je cultivais mon jardin. Je lisais- et réfléchissais. C’était la cinquantaine et j’attendais la mort dans le contentement du sage.
Un soir d’été devant ma porte goûtant la douceur pacifique des premières ténèbres, je rêvais. Je fumais un havane irréprochable et, caressant mes chiens, je lançais à. mes éléphants couchés non loin des appels amicaux. La lune glaçait d’argent la futaie voisine et blêmissait la route blanche. Tout à coup quelque chose qui marchait apparut. Cela remuait deux jambes et ressemblait à un être humain aux vêtements flottants. Je fus si surpris que j’eus presque peur .Un singe ne m’eut pas- effrayé .Mais un individu de mon espèce prenait pour moi l’aspect d’un revenant. Je pensai me cacher. Je n’en eus pas le temps. La femme m’avait vu et courait vers moi. Découvert je n’osai fuir. L’Adam et l’Eve suprêmes se rencontraient.
Tels Deucalion et Pyrrha, nous avons repeuplé la terre. La seconde mère du genre humain avait trente-huit ans. Elle était la fille d’un armateur Suédois. Ni laide,ni jolie,elle avait la robustesse et la douceur. Nos enfants en qui s’unissaient nos sangs germaniques et celto latin naquirent bien portants, et forts .Nous eûmes en sept années deux garçons et quatre filles qu’il fallut bien marier entre eux. Pour ma part je me demandais
s’il était vraiment nécessaire de rendre aux animaux et aux végétaux leur insatiable tyran, s’il était vraiment nécessaire de tirer de son sommeil la race de vice, de ruse et de cruauté. Sans doute, me disais-je, il est noble de rappeler l’existence de la mathématique pure et le poème lyrique, la fresque et le bas-relief, la volupté, l’amour et les divines douleurs. Mais les fils que je Vais engendrer et les fils de leurs fils seront fatalement comme leurs aïeux, méchants, lâches et fétides. Et je voyais se dérouler d’immenses tableaux d’horreur sanglante et de marécageuses ignominies. Pareil au passé, l’avenir humain s’avérait une boue monstrueuse ou brillait de vaines paillettes d’or. Fallait-il payer ces quelques lueurs de tout ce cloaque ?…Tel je raisonnais et doutais, mais la femme était un pur instinct une sourde et puissante volonté de vie. Elle ne consentit pas â tricher et fière, incroyablement fière, d’être la source unique d’un nouveau fleuve immonde et superbe, elle se reproduisit avec délices.
La paternité me donna d’ailleurs des joies insoupçonnées. Je fus un père très, tendre. Je suis un grand-père attendri. Aujourd’hui- j’ai quatre vingt ans et je règne en patriarche sur une tribu déjà nombreuse et florissante. Chacune de mes filles est devenues mère à son tour et j’ai seize petits enfants. Nous sommes bien surs d’être les seuls habitants du globe, car nous avons refait, plus minutieuse encore, l’exploration à laquelle je m’étais livré an lendemain du « déluge » et nous n’avons rencontré âme qui vive. L’humanité nouvelle, d’origine exclusivement aryenne, n’a donc pas à craindre les alliages impurs. Elle est et restera formée du mélange des plus nobles races. Ceci me console un peu de l’avoir procréé et ce qui non seulement me console mais m’enorgueillit. c’est que j’ai pu conter cent fois à un public émerveillé mon invraisemblable aventure et celle de ma femme,analogue à la mienne- c’est que, de cette aventure vertigineuse, l’histoire et la légende se transmettront sans fin, engendrant tout un cycle esthétique, aux générations de ma postérité.
R.A.Fleury
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Toujours en provenance de l’inépuisable revue « Nos loisirs » dont nous avons déjà eu la joie de découvrir quelques petites perles de la Science-fiction et du Fantastique dans les pages de ce blog, voici dont une petite nouvelle horrifique qui ne dépareillerait pas dans un recueil de Jean Ray, une histoire hantée de terre et de mer qui, bien que classique, reste toujours d’une efficacité redoutable : La mer n’en a pas terminé de tous nous terrifier !
« Une nuit d’épouvante » nouvelle de Georges Héjean. Dans la revue « Nos Loisirs » .17 Mai 1908
La Marie-]eanne, qu’on croyait perdue, était signalée au port de l’île Loc-Tudy. Elle avait donc échappé à la tempête ! Ce fut autour de moi un soupir de soulagement parmi les femmes et les marins groupés sur le môle. On apercevait distinctement à bord maintenant les silhouettes des trois hommes qui composaient tout l’équipage : Jean Binic, le patron, le matelot Bourlaouen et Pierre Quilbec, le mousse. Courbés en deux, ils rejetaient par-dessus bord, au fur et à mesure, l’eau qui envahissait la coque. Un seul foc de fortune hissé au bout d’une rame qui remplaçait le mât brisé suffisait à la marche de la barque. Poussée par un vent violent de Sud- Ouest, elle approchait rapidement, tantôt penchée sur le flanc à croire qu’elle allait chavirer, tantôt se redressant vaillamment et coupant les vagues qui, en formidables paquets d’eau, menaçaient de la briser. Déjà elle avait tourné la pointe de l’île : les hommes à bord travaillaient sans relâche. De la terre, dont ils n’étaient plus distants que d’une cinquantaine de mètres, partirent des appels, des encouragements : « Ohé l Jean, courage ! Ohé ! Aborde ! » En même temps que des cordes, entre les mains de quelques solides gaillards, s’apprêtaient à se lancer. Soudain un cri d’horreur jaillit de toutes les poitrines. Dans un remous sinistre, la Marie-Jeanne sembla s’écraser sous une lame, fit un bond comme un animal blessé et retombant, coula à pic… Les trois hommes, sans doute exténués, ne reparurent point. On chercha en vain leurs corps jusqu’à la nuit. Le courant de la marée montante les avait-il entraînés jusqu’au fond de la baie ? Dormaient-ils leur dernier sommeil dans la vase sablonneuse, sous les ombrages funèbres des pins de Penaveur?… Je quittai le môle, péniblement impressionné, je dînai mal et je m’endormis lourdement au sifflement des rafales.
Vers minuit, je m’éveillai. Une angoisse oppressait ma poitrine. Je me levai et m’habillai rapidement. Une force mystérieuse semblait me pousser. Je sortis et m’élançai vers la calle tragique. La pleine lune brillait de tout son éclat. Le vent faisait encore rage et des nuages déchirés passaient au ciel à grande vitesse.
Je m’étonnais de ne point voir le douanier de garde. La mer complètement basse semblait frissonner sous l’ouragan. Des bancs de sable s’allongeaient çà et là, comme des linceuls, formant des taches blanches que coupait le profil sombre des balises. Dans le fond de la baie, les pins de l’île Garo, secoués dans la nuit, tordaient des bras presque humains.
Tout à coup, je vis distinctement tout près de la calle une forme flottante recouverte de vase. Je me précipitai au poste de la douane pour demander de l’aide, des cordages, un canot… Je frappai, rien ne répondit. Je revins en courant et quelle fut mon horreur quand je vis le corps se dresser, de l’eau jusqu’au ventre, et marcher vers l’échelle de fer scellée à la pierre du quai ! Immobile, muet, j’attendis. Le claquement des sabots sur le métal montait lentement. Enfin une tête surgit, pâle, avec, dans leurs orbites profondes, deux yeux fermés que je sentais me regarder !
La peur me fit frissonner et c’est à voix basse que je parvins à articuler :
-« Est-ce vous, Jean Binic ? »
Pas de réponse. L’homme s’était arrêté. Alors il ouvrit un œil — le droit, je me rappelle — et ce cadavre, car c’était un cadavre, livide, la bouche ouverte, la mâchoire pendante, ce cadavre fit un clignement d’œil avec l’air de dire : « On est de mèche, n’est-ce pas ? »
Je tremblai plus fort, et quand l’homme me tendit une main où je voyais distinctement l’affreux plissement de la peau et les ongles décolorés, je m’enfuis comme un fou. Je rentrai fermant la porte à double’ tour et je me jetai tout habillé sur mon lit, après avoir .encore tourné la clé de ma chambre.
J’attendais depuis un temps indéfinissable quand une voix m’appela par mon nom. En même temps des coups très distincts retentissaient dans le corridor d’entrée.
Je restai silencieux, le cœur battant…
Alors je perçus nettement un grincement de gonds qui m’était familier, puis des pas lourds gravissant l’escalier de bois, et enfin, après un moment d’hésitation, trois coups : toc, toc, toc, frappés près de la serrure.
On heurta de nouveau. Et comme je ne disais mot, la porte s’ouvrit, comme si je ne l’avais jamais fermée.
Un fantôme entra, sur lequel étaient collés des vêtements de marin dégouttants d’eau de mer. Sous les mailles du jersey la blancheur d’un squelette apparaissait .La clarté de la lune l’illuminait de face, mais aucune ombre cependant ne se projetait derrière lui. Avec un frémissement d’ossements froissés, il s’avança vers le lit.
Je reculai, sans souffle, inondé d’une sueur froide et je restai, la face collée à la muraille, n’osant plus regarder.
La voix profonde et calme prononça gravement, par saccades, comme oppressée: « Viens avec moi !… Viens Tu ne réponds pas ? Je ne te veux que du bien. Je reviens de très loin… L’au-delà, il y a du vrai… Viens ! Je connais la route la plus sûre… Viens ! Ha ! Ha ! Ha ! Ha ! » Un éclat de rire strident comme un claquement de castagnettes.
Comme aiguillonné, je bondis sur mon lit, affolé, et je hurlai :
-« Non Va-t’en. Tu es la Mort. Je le sais, Va- t’en ! Je suis trop jeune ! Je veux vivre ! »
-« Donne-moi seulement la main », dit le fantôme, « et je m’en vais. »
Avec une peine infinie, je soulevai mon bras, qui me semblait du plomb :
-« Tu me le jures ? » Demandai-je, la tête perdue.
Oui !
Je tendis la main au spectre et je ressentis alors au contact de ses doigts glacés une effroyable souffrance qui monta, gagna l’ épaule, envahit ma poitrine et vint m’étreindre le cœur, je me sentis mourir peu à peu et dans un dernier cri de douleur, je m’abandonnai…
Je m’éveillai, brisé de fatigue. La lune éclairait ma chambre. La tempête avait cessé. Un calme serein régnait, rythmé par le bruit de la marée montante. J’essayai de me lever. Mon bras droit, sur lequel j’étais couché, était engourdi et presque paralysé. Je restai, quelques minutes sans pouvoir ouvrir les doigts. Avais-je rêvé ? Je ne sus que penser, car les portes de ma chambre et de ma petite maison étaient grandes ouvertes et sur les marches de l’escalier, dans le corridor, je pouvais voir de larges empreintes de vase, laissées par des sabots qui n’étaient pas les miens.
Georges Héjean.
L’Afrique et l’Asie furent les terrains privilégiés pour toute sorte de fantasmes, aminés de rites mystérieux et de coutumes étranges. Les revues de voyages de la fin du XIX éme et du début du XX éme, regorgent de ces témoignages bien souvent aux origines douteuses, mais qui ne manquent pas d’attiser notre curiosité. Si l’Afrique dans ce cas particulier fut assez riche en spéculations farfelues, il ne s’en dégage pas moins quelques faits relativement troublants et touchants à des thématiques aussi variées que les civilisations disparues, les animaux fantastiques et autres plantes extravagantes et tout particulièrement celles qui se révèlent assez friandes de chairs humaines. Mais il existe un autre domaine, tout aussi puissant et anxiogène, car échappant totalement à notre culture rationnelle, celle de la magie. Voilà un continent dont le patrimoine culturel est riche en démons, sorciers, créatures infernales, jeteurs de sorts et l’aspect « sauvage » du pays, baigné dans ce tenace parfum de magie, ne fait que renforcer ce petit frisson nous parcourant l’échine à l’évocation de ces audacieuses explorations dont il fut l’objet.
La revue « Journal des voyages » nous propose ainsi de temps à autre quelques textes suffisamment évocateurs afin de nourrir nos appétits de l’imaginaire et dont la force d’évocation, ne peuvent que générer en nous une sorte de malaise à l’idée de ces contrées éloignées qui conservent fort heureusement encore bien des secrets.
Le texte présenté ici appartient à cette catégorie de nouvelles baignées dans une atmosphère d’épouvante où l’on a du mal à déterminer si le malheureux héros de l’histoire est victime de sa propre peur influencé par un environnement propice ou s’il est effectivement victime d’une de ses entités maléfiques qui sévissent au fin fond de cette si belle, mystérieuse et envoûtante Afrique.
« Le Fétiche » de G.Nohmant. Dans la revue « Journal des voyages » N° 744, Dimanche 5 Mars 1911. Illustré par Edouard.Zier
Voulant franchir les remous de l’embouchure du fleuve avant la nuit et ne pas risquer de passer une heure sur la plage déserte à appeler le passeur endormi sur l’autre rive, Zaki hâtait le pas dans la direction de Sassandra
Il avait franchi le bouquet de cocotiers qui indique remplacement de l’ancien village des gens de Oupoyo et s’avançait sur la langue de sable qui aboutit au point de réunion des eaux limoneuses venant de l’intérieur des terres et des flots limpides de l’Océan.
En ce lieu maudit, où les sorciers faisaient leur sabbat, nul indigène ne s’aventurait après le coucher du soleil.
Zaki se pressait donc, anxieux d’arriver avant que le disque sanglant qui, déjà, s’enfonçait à demi derrière l’horizon, empourprant l’étendue de la mer, ait complètement disparu. Il marchait dans la direction du couchant, ne perdant pas de vue les derniers feux de l’astre,
A sa droite, sous une végétation rabougrie par les effluves salins, gisaient les tombes des Néyaus convaincus de sorcellerie, ayant succombé à l’épreuve du poison. Les trous, à peine creusés dans le sable par les paresseux indigènes, avaient été en partie découverts sous l’effort du vent et de la pluie; des ossements s’étalaient sur le sol où les crabes achevaient de les dépouiller des quelques lambeaux de chair qui y adhéraient encore
Çà et là, quelques mains pieuses, se cachant soigneusement à la vindicte des hommes, avaient, sur des tertres récemment élevés, apporté l’offrande de quel* que nourriture, un peu de riz jauni d’huile de palmes dans une assiette ébréchée, pour que le défunt, honni de son vivant, maudit encore au delà de la mort, pût trouver dans l’autre monde de quoi apaiser sa faim.
Remplissant leur rôle de messagers des âmes, les corbeaux noirs et blancs venaient manger la maigre pitance et la portaient aux sorciers disparus.
Zaki frissonna en passant devant le sinistre champ de la Mort et détourna la tête vers sa gauche. Là, l’Océan faisait rage, les grandes lames déferlaient avec furie, enlevant parfois des masses de sable et laissant à leur place un trou béant.
Bientôt, le voyageur se trouva dans la partie étroite de la langue de terre qui Unissait en pointe à l’embouchure du fleuve, il avait dépassé les tombes des damnés et n’avait plus, d’un côté, que la mer agitée, de l’autre, le fleuve débordé qui, en pleine crue, roulait à une incroyable vitesse ses eaux jaunâtres.
Sur le bord de ce torrent, les sables se désagrégeaient également, rongés par dessous et tombaient parfois, par pans entiers, pour disparaître dans le lit de la Sassandra. Il était évident que, dans quelques jours, la presqu’île entière serait emportée par les flots — phénomène qui se reproduit périodiquement en cette région — pour se reformer peu à peu à la saison sèche, quand les eaux calmées du fleuve, se heurtant aux vagues poussées par l’éternel vent du Sud, y déposeraient leurs alluvions.
Tout à coup, Zaki s’arrêta, curieux, à la vue d’un objet singulier qu’une lame venait de jeter à ses pieds avec des détritus de toute sorte, entraînés par le fleuve.
C’était une sphère blanchâtre, dont il ne s’expliquait, pas la nature, fruit ou caillou^ fragment de gomme ou précieuse boule de caoutchouc préparée par des mains humaines Machinalement, il ramassa l’épave.
Il l’avait à peine touchée qu’elle s’effrita sous ses doigts, laissant tomber une substance terreuse et il constata avec anxiété qu’il venait de ramasser un fétiche, débris arraché par les eaux à l’une des tombes maudites qu’ensanglantait, là-bas la pourpre des derniers feux du jour.
Hypnotisé, stupide, il restait immobile, le sinistre objet entre ses mains, conscient du sacrilège qu’il avait commis, s’évertuant à chercher le moyen d’échapper au châtiment redoutable auquel il s’était exposé.
Sous la pression de ses doigts tremblants une tranche de la boule tomba sur le sable de la plage. Zaki sentit ses cheveux se dresser sur sa tête !
Là, distinctement, devant lui, le morceau de terre détaché venait de découvrir un fragment de crâne humain; il n’en voyait que le profil, une bouche et ses dents dénudées, une orbite avec, au fond du trou noir, un œil disproportionné au volume de la cavité, un œil aux lueurs fauves et cet œil le regardait fixement.
Il voulut fuir… il lui sembla que ses jambes étaient prises dans un étau.
Il voulut repousser l’effrayante vision, ses mains restèrent collées à la sphère qui s’effrita de nouveau sous leur effort…
Un nouveau quartier de terre découvrit en tombant la face du fantôme qu’il vit alors tout entière, les deux mâchoires, le trou sombre indiquant la place du nez, les deux orbites, avec, au fond du gouffre qu’elles creusaient, les deux yeux, le regard de feu sous lequel son cœur cessait de battre, son cerveau se laissait envahir par la folie.
Un rire de démence lui échappa.
La hideuse figure releva le coin de ses mâchoires et rit à son tour.
Il voulut ouvrir la bouche pour crier sa détresse, par trois fois le fantôme ouvrit largement ses deux rangées de dents, découvrant un abîme de ténèbres dans lequel son regard se perdait, bien loin, à l’infini.
Alors, le vertige le gagna de plus en plus. Il lui parut que ses propres yeux s’arrachaient de sa face, s’en allaient dans le vide… Son crâne se brisait sous des douleurs fulgurantes, il le sentait près d’éclater.
Entre ses mains, la tête épouvantable se modifiait rapidement.
Les trous noirs et les blancs ossements se fondaient en une matière grise, visqueuse, se repliant sur elle-même, se creusant, se refermant, dans un mouvement semblable aux replis de l’escargot qui s’apprête à sortir de sa coquille, mais dans des pro portions plus grandes, et une bave sanieuse s’écoulait, glacée, entre ses mains secouées par un tremblement convulsif,
La masse de chair grise, constamment agitée à la surface, se creusa peu à peu, en entonnoir ; les yeux hagards de Zaki virent le fond du gouffre devenir rose, l’atroce mélange se transformer de nouveau en un masque diabolique, non pas osseux, celui-là, mais privé de consistance, horrible mollusque à face humaine, chair de pieuvre dépourvue de peau !
Ayant atteint les dernières limites de l’épouvante, subitement, l’hallucination se dissipa et Zaki ne vit plus, sur le sol où ses mains les avaient laissés tomber, que des morceaux de terre et des fragments d’os4 composition ordinaire des fétiches.
Il fit un effort pour revenir complète ment à la raison, pour continuer sa route…
Il s’aperçut que les sables mouvants, sapés sournoisement à leur base par les eaux, l’avaient enlisé jusqu’aux, genoux.
Le malheureux s’arracha du sol dans un effort insensé, sauta sur un monticule voisin.,.
Le sol s’effondra sous ses pieds. II lit encore un bond de toute son énergie d’homme aux prises avec la Mort ! »
De nouveau, le terrain céda sous le poids de son corps, et le sable, le serrant à la ceinture, rendit impossible toute nouvelle tentative de fuite,
La nuit était tombée, des milliers d’étoiles assistaient à son agonie, éclairant de leurs pâles rayons sa face noire, devenue blafarde. Lentement, patiemment, le sable avalait sa proie !
Les épaules et la tête du malheureux restèrent seules à la surface, puis il s’enfonça jusqu’au cou et de sa bouche tordue par un affreux rictus, des cris déchirants, aux accents funèbres, ne cessaient de s’échapper, troublant le repas des corbeaux, sur les tombes voisines.
Enfin, il ne resta bientôt plus, au dessus du sol, que les deux bras du malheureux^ puis les mains qui s’agitaient toujours dans des convulsions de désespoir…
Les mains elles-mêmes s’engloutirent; et le sable reprit sa place.
De l’autre côté du fleuve, sous les toits de palmes qui laissaient filtrer une fumée bleue dont les volutes montaient vers le ciel au milieu du calme de l’atmosphère, les femmes pressaient dans leurs bras leurs enfants terrifiés :
« Ne bougez pas, petits ! Disaient-elles. Entendez-vous la voix de la Mort?.., Entendez-vous l’appel de l’Epouvante? Là-bas, sur leurs tombes ouvertes, les sorciers, sortis de terre, dansent leur sabbat»
G.Nohmant
L’amour est aveugle parait-il…Jamais un tel adage ne fut autant pris au pied de la lettre. Beaucoup prétendent que les savants sont des êtres vils et égoïstes, pourtant celui de Charles Le Goffic, est animé d’une certaine forme de compassion, pour ne pas dire de pitié pour son ami le plus proche. Probablement un sentiment de culpabilité mais dans les histoires de cœur, il faut surtout se méfier des réactions de l’être aimé et ne jamais oublier que dans un triangle amoureux, la personne la plus dangereuse, n’est toujours celle à qui l’on pense.
Une nouvelle noire sur fond de découverte scientifique, fréquente dans ce genre de revues, qui nous permettra d’y « voir » un peu plus clair sur les relations amoureuses.
« Le secret du Docteur » Nouvelle dramatique de Charles Le Goffic. Dans la revue « Nos Loisirs » .19 Juillet 1908
- Oui, oui…Je vois…Je n ai plus cet écran de ténèbres devant les yeux…
- Que voyez-vous ? Dit le Docteur Abivain, tressaillant malgré lui et tout inondé de cette joie sainte du savant qui vient d’arracher un de ces secrets à la nature.
- Oh ! Pas grand-chose…encore… des clartés… de vagues fluorescences… et, parmi elles, des ombres, ce me semble.., une silhouette… la vôtre peut-être,Docteur.
- Attendez, dit le praticien qui se recula légèrement… Distinguez-vous toujours cette silhouette, mon cher Jagoury ?
- Oui… Elle va, elle vient… elle agite les bras… elle… Ah! Mon Dieu, si je pouvais guérir !
Vous guérirez; dit gravement le docteur Abivain.
Il ramassa ses instruments, une petite fiole à tubulure et une seringue de Pravaz, qu’il coucha soigneusement dans leur boîte, donna un tour de clef à la boite et la déposa dans le, tiroir d’un secrétaire de forme ancienne.
Comme il pénétrait dans la pièce voisine, une main lui saisit le poignet :
Marthe Jagoury était derrière la porte, d’où elle avait entendu la conversation des deux hommes.
- Tu mentais, n’est-ce pas? C’était une plaisanterie ? Maurice ne va pas recouvrer la vue ?…
- Si, dit Je docteur Abivain, après un court moment d’hésitation.
Tu as dit si. Mais tu es donc fou ? Tu veux donc absolument nous perdre ?
- Par exemple !
- Ou bien tu en as assez de moi ?
- Marthe!..,
- Il faut que ce soit l’un ou l’autre pour que tu agisses comme tu fais… Mais réfléchis donc ! S’il recouvre la vue, c’est fini de notre intimité, de notre amour peut-être… Nous ne pourrons plus l’éviter… Il deviendra un mari comme les autres… Il pourra nous suivre, nous épier…
- Nous userons de précautions…
- Trop tard. Le pli est pris. Nous sommes trop habitués, toi et moi à ne pas nous gêner devant lui : nous nous trahirons à chaque instant.
- Enfin, tu ne veux pourtant pas que je me fasse criminel pour assurer notre sécurité?
- Oh ! Criminel !…..
Et quel autre nom veux-tu que je donne à un médecin qui, pouvant guérir un malade, refuserait de lui accorder ses soins ?
- Il y a deux ans que tu soignes Maurice et tu m’avais toujours dit qu’il était incurable.,
- Je le croyais aussi..
- Et depuis quand ne le crois-tu plus ?
- Depuis un mois.
- Et tout ce mois tu ne m’as rien dit.,. Pourquoi m’as-tu caché la vérité ?..Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue que Maurice allait guérir ?
- Je voulais te faire une surprise,
- Jolie surprise !
- Je pensais, dit d’un ton piqué le docteur Abivam, que tu me verrais avec satisfaction réparer d’une certaine manière le préjudice moral que j’ai causé à ce pauvre Maurice.
- En d’autres termes, tu lui prenais sa femme, mais tu lui rendais la vue… Laisse-moi rire : il n’y a vraiment que les hommes pour établir des balances pareilles.
- Ris tant que tu voudras. J’ai fait mon devoir et, si c’était à recommencer, je t’assure que je le referais encore.
- Ton devoir? Qu’en sais-tu? Si tu m’aimes comme je t’aime, ton devoir est de me garantir contre tout ce qui peut gêner ou entraver notre amour. Voilà ton devoir. Et, quant à mon mari, j’estime qu’en la circonstance tu lui rends un singulier service : le pauvre homme, tant qu’il était aveugle, était parfaitement heureux ; il ne savait rien, ne se doutait de rien… Maintenant qu’il va voir clair.. Sois tranquille, nous ne le tromperons plus longtemps sans qu’il sache… Et si c’est là ce que tu appelles une réparation !…
Le docteur Abivain ne répondit pas.
- Mais parle donc ! reprit Marthe. Dis quelque chose… Tu vois que ton silence me tue…
- Je n’ai rien à te répondre, dit le docteur Abivain. Ma décision est prise, je ne transigerai pas avec ma conscience.
- Tu as bien transigé avec elle quand il s’est agi de tromper ton ami…
- Soit ! dit le docteur Abivain. L’homme a failli : raison de plus pour que le médecin ne l’imite pas…
- C’est bien, dit Marthe qui sembla prendre son parti du refus qu’on lui opposait. N’en parlons plus… Après tout c’est peut-être toi qui as raison. Nous autres femmes, tu sais, nous ne voyons pas toujours les choses du même œil que vous. En usant de précautions comme tu disais tout à l’heure, nous pourrons peut-être déjouer les soupçons de Maurice. N’empêche que tu es un vilain monsieur… Etre resté un mois sans me rien dire Alors, c’est vrai ?,.. Avec cette petite fiole de liqueur blanchâtre et cette seringue de Pravaz que tu caches si jalousement dans le secrétaire de Maurice, tu as trouvé le moyen de guérir le glaucome ?
- Je crois que oui.
- Mais c’est une découverte, cela… une grande découverte… et qui va te rendre célèbre…
- Oh ! célèbre !… On s’était déjà servi avant moi de ce liquide d’origine organique pour combattre les paralysies du nerf optique… Je n’ai fait que perfectionner la découverte.
- Et combien penses-tu qu’il faudra encore d’injections pour guérir complètement Maurice ?
- Cinq ou six peut-être.
- Seulement ?
- Oui. Deux gouttes suffisent matin et soir… Les effets du liquide sont très rapides, mais il y a tant de précautions à prendre… Il faut tenir le flacon à l’ombre, éviter tout contact avec l’air extérieur. Songe qu’une molécule infinitésimale d’oxygène peut vicier toute la préparation, qu’est-ce que je dis ? La rendre d’une nocivité terrible. Le malade perdrait définitivement la vue… Heureusement qu’avec ces flacons à tubulure il n’y a rien à craindre…
- Et, comme se parlant à lui-même, le docteur Abivain ajouta :
- Puis, j’ai la clef de la boîte sur moi.
- Marthe resta un moment songeuse.
- Mais il est facile probablement de savoir si la préparation s’est trouvée en contact avec l’air extérieur? La couleur du liquide doit changer ?
- Non… Il n’y a aucun signe apparent qui révèle la présence de l’oxygène.
- Ah ! dit Marthe qui n’insista pas.
- Et, avec cette mobilité d’expression qui était un des charmes de sa nature capiteuse et perverse :
- Tu m’aimes toujours, Georges, toujours ? Tu m’aimeras toujours, quoi qu’il arrive?…
Elle avait passé ses bras à son cou et, lascive, les yeux dans ses yeux, elle se collait à lui, l’enveloppait des chauds effluves de son beau corps d’amoureuse. On entendit un léger, bruit dans la chambre du malade : le docteur Abivain se dégagea de l’amollissante étreinte.
- À ce soir ! dit Marthe.
Le docteur Abivain et Maurice Jagoury étaient des amis de vieille date : ils avaient fait ensemble, à Rennes, leur volontariat et leurs études supérieures ; ils s’étaient retrouvés, quelques années plus tard, à Lannion, Maurice comme avocat, Abivain comme médecin. Maurice s’était marié ; Abivain était resté garçon. Maurice, brusquement, fut atteint du glaucome et dut quitter le barreau. Abivain le soignait. Il voyait Marthe tous les jours. Il n’avait pas fait attention jusqu’alors à la beauté de la jeune femme, à ses manières enveloppantes et câlines. Il se croyait, par sa profession autant que par son amitié pour Maurice, à l’abri d’une surprise de ses sens. Maurice, à côté de lui, s’épanouissait dans le même candide optimisme. Et ce qui devait arriver arriva : un beau jour, sans qu’il sût comment, Abivain se réveilla l’amant de Marthe.
L’ensorceleuse, qui guettait depuis longtemps l’occasion, était parvenue à ses fins ; mais elle avait compté sans les retours de conscience de son amant à qui le remords inspira un dessein héroïque : indifférent à la clientèle, riche d’ailleurs et pouvant négliger le soin de ses affaires, Abivain se voua corps et âme h la guérison de son ami ; il n’eut plus désormais qu’un malade, pour ainsi dire, ce Maurice, qu’il visitait tous les jours, à qui il consacrait toutes les veilles, tous les instants que ne lui disputait pas le jaloux amour de Marthe. Après deux ans de recherches où il s’était spécialisé dans l’étude des maladies des yeux, il trouva enfin ce qu’il cherchait. Mais, soit qu’il ne fût pas sans inquiétude du côté de sa maîtresse, soit qu’en effet il désirât lui « faire une surprise », il ne parla de sa découverte à personne, conjura son ami lui-même de se taire, voulut attendre de lui avoir complètement rendu la vue, pour mettre Marthe en présence du fait une fois accompli.
Un hasard avait déjoué ses combinaisons : Marthe avait surpris son colloque avec le malade. Mais, enfin, l’aventure avait mieux tourné qu’il ne le pensait : après une assez vive opposition, la jeune femme s’était résignée. Et une joie profonde, où il ne savait ce qui l’emportait le plus, de l’orgueil du savant ou du contentement de l’honnête homme, pénétrait le docteur Abivain.
Son remords, pour la première fois depuis bien longtemps, lui donnait quelque relâche. Il ne put, ce jour-là, demeurer dans son laboratoire : il sortit, gagna par la Corderie les bords du Guer, trouva aux choses, une jeunesse, une nouveauté, une vertu d’apaisement qu’il n’avait point discernées jusqu’alors. Féerie de l’avril breton avec ses bandes magiquement refleuries et pareilles, sur les pentes, à de fabuleuses toisons d’or ! Le clocher de Loguivy pointait entre les ormes ; des barques de goëmonniers, sous leurs voiles couleur de tan, remontaient le fleuve au fil du flux, et les acres parfums iodés qui traînaient dans leur sillage emplissaient d’une griserie salubre les poumons du docteur Abivain. La voix grêle d’une pastoure, sur la berge, entonna la complainte de Marc’ haridith a Gerenard :
Une chanson vient d’être écrite
En dialecte léonard.
Une chanson sur Marguerite De Kéronard…
Le docteur Abivain écouta jusqu’au bout la chanson, pris à la douceur de cette voix enfantine qui éveillait en lui mille confuses réminiscences. Il flâna encore quelque temps au soleil, sur le chemin de halage, puis revint à petits pas vers la ville, les nerfs détendus, la conscience allègre.
- « Maurice est sauvé ! Maurice va guérir ! » se répétait-il tout en marchant.
Il lui tardait d’être au soir pour retrouver son ami, recommencer la bienfaisante injection et, le soir venu, quand, après avoir examiné le malade, il prit dans le secrétaire la boîte où il enfermait son flacon et sa seringue et y introduisit la petite clef qui ne le quittait jamais, sa main avait comme un léger tremblement, il attribua même à ce tremblement la difficulté qu’il éprouva à faire manœuvrer la clef et comme si, dans l’intervalle, la serrure de la boîte avait été forcée. Simple illusion : le flacon était à sa place, hermétiquement bouché. Il le mira un moment, y plongea la seringue de Pravaz- et, redevenu maître de lui, se pencha sur Maurice pour lui faire à la nuque la piqûre habituelle.
Le malade eut un sursaut plus violent qu’à l’ordinaire,
- Je vous ai fait mal, mon cher ami ? demanda le Docteur Abivain.
- Oui, dit Maurice.
- Cela va se passer.
- Mais c’est que cela ne se passe pas, docteur… Ah ! Mon Dieu, et les ténèbres qui reviennent… l’écran.., le mur… Je ne vois plus rien…
- Ce n’est pas possible ! Faites un effort… regardez-moi…
- Le malade obéit : la légère humeur vitrée qui recouvrait le globe des yeux s’était soudainement épaissie ; les pupilles s’étaient complètement déformées. Tâtonnant dans le noir, les mains de l’aveugle s’accrochèrent à la redingote du docteur…
Celui-ci avait pâli. II se rappela cette résistance qu’il avait éprouvée en faisant jouer la clef dans la serrure de la boîte et, brusquement, il comprit tout : la condescendance inattendue de Marthe, le subit intérêt qu’elle avait montré pour sa découverte quand elle avait vu que son parti était pris et que rien ne l’en ferait changer, les questions qu’elle lui avait adroitement posées pour savoir si le contact de l’air extérieur ne modifiait pas la couleur du liquide… Ne pouvant l’astreindre à se faire criminel, Marthe avait pris le crime à son compte, ouvert la serrure de la boîte avec une fausse clef, débouché, puis rebouché le flacon. Il avait suffi : Maurice Jagoury était condamné à la cécité perpétuelle…
Le docteur Abivain fut trouvé mort le jour meme dans son laboratoire : sur le plancher, à côté de lui, gisaient les débris, d’un flacon de cyanure de potassium dont il avait absorbé le contenu.
Charles Le Goffic
Le docteur fut trouvé mort, le jour même dans son laboratoire
En cette fin du 19éme siècle, Robida maître incontesté des airs accorda une place prépondérante aux répercutions que pourraient avoir les aéronefs dans une société future. Des ouvrages comme « Le XXéme siècle », « La vie électrique », « La guerre au XXéme siècle » sont de véritables florilèges de toutes ces curieuses machines qui un jour, envahiront notre quotidien. En véritable visionnaire il sera parfaitement conscient de la place déterminante du transport aérien et nous abreuvera de véhicules aussi pittoresques que pratiques. Mais l’artiste fut également, dans une moindre mesure, un adepte de la locomotion terrestre et si quelques tapis roulants facilitent le déplacement des piétons dans les villes de demain, la voiture y est également promise à un bel avenir. En illustrant dés le N° 1 de Janvier 1895 de « La monde moderne » l’article de Octave Uzanne « La locomotion future » dans le cadre d’un chapitre consacré aux « Perspectives d’avenir », il affirmait déjà une certaine vision objective de l’essor de l’automobile dans un proche avenir. Le transport terrestre, tout comme les majestueux aéroplanes, serait le moyen de locomotion de l’homme moderne. Thématique que nous retrouverons dans l’article du Marquis de Dion « L’automobile reine du monde » dans la revue « Je sais tout » N°14 du 15 Mars 1906, superbement illustré par Henri Lanos. L’auteur nous y fait l’apologie de la voiture et de son avenir des plus prometteur avec un paragraphe intitulé « Un vision fantasmagorique de Paris en 1930 » et un autre tout aussi explicite « L’automobile et la guerre future »
Deux ans plus tard, après un amusant « L’aviation en 1950 », Robida, dont l’imagination était sans cesse dans une fébrile activité, imagina cette « L’automobile en 1950 ». En nous décrivant un monde qui va vite, trop vite, à l’image du ciel complètement envahi par des nuées de curieux volatiles, les routes et les chemins deviennent également une jungle urbaine. Dans le fracas des moteurs à explosion, du gazouillis des véhicules électriques ( se révélant en cela un écologiste avant l’heure) et de ces transporteurs routiers de plus en plus gros et envahissant, il anticipait le cauchemar qui est à présent le notre, conscient à l’aube de la révolution mécanique, de l’enfer des villes livrées à ces monstres métalliques.
Une nouvelle des plus amusante où l’auteur fait preuve une fois de plus d’une inventivité des plus jouissives, concernant la désignation de cette cohorte de drôles de machines.
Cette nouvelle paru dans les « Annales politiques et littéraire » N° 1331 du 27 Décembre 1908 et fut réédité par les éditions Apex collection « Périodica » N° 10, Octobre 1995.
« L’automobile en 1950 »
Quelle belle journée de soleil, ce premier samedi de juin 1950! L’orage de la veille avait nettoyé l’atmosphère, les Grandes centrales Je captation de l’énergie atmosphérique avant soutiré toute l’électricité de la région nord-ouest, économie pour la production de force, on allait être au beau fixe pour une quinzaine. Et j’étais fort satisfait de m’octroyer quelques» jours de vacances, près de Bayeux, avec mon ami B…, pour oublier un peu migraines, surexcitation nerveuse, maux d’estomac et autres petits inconvénients de la vie intensive que nous menons.
Le boulevard était houleux. Plus de mouvement que les autres jours, naturellement, en raison du samedi. Malgré la bonne organisation de la circulation, les croisements facilités, les dérivations en étages aux carrefours, les passages souterrains et les refuges élevés pour véhicules stationnant, la chaussée trépidait et se trouvait trop étroite, bien que fortement élargie aux dépens des trottoirs presque inutiles, puisqu’il n’y a pour ainsi dire plus de ces insupportables piétons qui encombraient les rues de jadis.
En auto avec mon ami, nous filions au milieu de la cohue des véhicules : autos de livraisons des commerçants, pittoresques de forme, en raison de l’habitude prise, comme réclame, d’arranger la voiture dans la forme d’un objet quelconque symbolisant le genre d’industrie ou de commerce, auto-camions plus lourds, élégants auto-cabs, limousines familiales, auto-fiacres, tricycles électriques’, autobus légers et coquets, auto-coupés, autocars divers. Tout cela roulait en deux files, sans désordre, ma foi, sans ces infernales obstructions aux carrefours qu’on a tant maudites autrefois, et presque sans que l’agent-disque, en tricar, posté sur la chaussée tous les vingt-cinq, mètres, eût trop souvent l’occasion de lever son bâton blanc à détonateur pour rappeler quelque wattinan à l’ordre.
Et les gens d’autrefois prétendaient que l’automobilisme était un sport! fit mon ami; un sport il y a cinquante ans, comme l’aviation, du temps des conquistadors de la route et de l’atmosphère; mais, aujourd’hui, ce n’est que l’utilisation pratique des forces nouvelles.
Nous passions devant les ascenseurs de la station aérienne du boulevard Haussmann. Que de inonde! A mi-hauteur, les uns prenaient les tubes électriques banlieusards pour Rouen, Tours ou Compiègne, les autres montaient jusqu’à l’embarcadère des aéronefs de Bretagne, de Normandie, des Vosges ou du Midi.
Attention! fis-je, tâchons de ne rien recevoir sur la tête. Il y a tant de gens distraits qui peuvent laisser échapper une malle ou un simple parapluie.
Allons donc, des gens distraits dans la société actuelle! Il n’y en a plus : tous écrasés avant d’atteindre l’âge de quinze ans! Des rêveurs, des poètes? Les derniers supprimés vers 1910 ou 1912 par les écrabouillobus d’alors, dans la crise d’éclatement des grandes villes congestionnées… Mais, rassurez-vous, on fait des vers tout de même… Pas de préoccupations! Mon fils et ma fille vont rentrer du lycée dans leur petit auto habituel : l’auto-puce, comme on dit, l’une de Sévigné-Pontoise, l’autre de Condorcet-1′Isie-Adam… Ils prendront l’aéronef de huit heures trente-cinq et seront à la villa vers dix heures…
Nous roulions depuis longtemps en pleine campagne sur la route caoutchoutée, derrière bien d’autres qui s’en allaient gagner la maison des champs, plus ou moins loin du Paris des affaires. On voyait déjà des arbres. Nous croisions des auto-cars de maraîchers apportant, de très loin parfois, leurs légumes aux Haltes, des autos de déménagement portant des meubles de maisons de campagne, un long auto-car à cinquante places emmenant à Caudebec une Société de pêcheurs à la ligne, d’autres autocars plus longs encore, transportant des écoles de Paris pour trois jours à passer dans, les bois, et combien de limousines chargées de
familles de petits commerçants, père, mère, enfants, gendres, brus, cousins, cousines, etc. Je vois encore une petite voiturette portant un monsieur et une darne déjà en costume de pêche à la crevette avec leurs filets en travers sur le capot…
Plus loin, un vrai train : douze auto-camions chargés de sacs de farine; puis, nous traversons un retour de marché franc, de gros fermiers dans leurs petits autos, des camion? d’épiciers et de marchands de beurre, quelques vaches sur un auto-fardier, Puis, installés sur un côté de route, près d’une charmante rivière, des amateurs de camping, cinq ou six auto-roulottes ou house-cars, qui font leur tour de France en dédaignant les hôtels. Tableau charmant : les cuisines fument, les dames en robes claires- mettent la table sur des tréteaux, des enfants jouent… Et, demain, tout ce monde campera à deux cents kilomètres, dans quelque autre joli site…
Enfin, la nuit vient, nous arrivons. Le tube de Cherbourg passe en viaduc; nous entendons ronfler des trains électriques à l’intérieur. En haut, quelques dirigeables fendent l’air et vont s’éparpiller dans les stations sur la côte; la mer brille en avant. Voici des bois, une ligne de falaises, des phares qui s’allument, et voici la villa qui va nous abriter pour quelques jours…
Albert Robida
Cette petite « Fantaisie » de la plume féconde de Albert Robida fut publiée dans le N°1331 des Annales Politiques et Littéraires (27 Décembre 1908). On y retrouve toute la verve et l’imagination d’un écrivain/Illustrateur pour qui le plus lourd que l’air était un objet de fascination pour ne pas dire de vénération. Ainsi dans cette « Aviation en 1950 » en peu de lignes, Robida nous fait l’apologie de ces transports aériens aux noms si pittoresques et qui dans ses anticipations, noircissaient le ciel de France. Un hymne à l’imaginaire et à la démesure où vont se croiser « Aérobus », « Aéro-fléchettes », « Planocars », « Aérocalles », « Aéro-gondoles » et autres Aéronefs Transatlantique. Alors laissez vous porter par cette douce brise d’humour et de folie dans le ciel ô combien merveilleux de ce magnifique conteur d’histoire.
Cette courte nouvelle fut rééditée aux éditions « Apex» constituant le N°10 de la collection « Périodica » (Tiré à 250 exemplaires 1995)
Bientôt fera suite « L’automobile en 1950 » paru dans le même numéro.
L’aviation en 1950
Ouf! Enlevons lunettes et pelisses fourrées.
Sapristi! Voyons le Télé journal… Allô! Allô! Il y avait, aujourd’hui, interpellation à la Chambre. Le ministère des Voies et Communications aériennes et terriennes est visé… Question de caoutchoutage, le Midi réclame… Nous allons voir. Allô! allô!
…Vive discussion… Discours virulent de… Drinn, drinn, passons les discours… Ordre du jour de blâme… Par 1,246 voix contre 342….,ça y est, le ministère a dérapé!
En l’air, au bar aérien d’une station électrique, En bas, stationnent quelques autos rechargeant leurs accumulateurs. A mi-hauteur, sous les grands hangars, remises, des véhicules divers attendent: un petit dirigeable de location, deux aérobus, trois aéroplanes, une ballonnette.
Trois messieurs, deux dames et trois enfants de dix à quinze ans, achèvent de déjeuner. Il fait un temps superbe, le soleil brille. On cause de l’orage de la veille.
- Quatre accidents seulement, dont un assez grave…
- Il y a tant d’imprudents, des jeunes gens qui se lancent, par snobisme, avec des aéroplanes de course, ou d’autres, au contraire; faute d’argent, les pauvres diables, sur des appareils de quatre sous, sans solidité, des clous d’occasion!… Les parents, quelquefois, devraient mieux surveiller ces échappés de collège.
- Ah! mon cher, maintenant, dès le lycée, on fait de l’aéro ou du planotage, comme mon grand-père faisait du canotage… Ainsi, Gaston que voilà, s’il passe son bachot Fan prochain, je lui paie un petit aéro-fléchette de douze cents francs; il pourra s’offrir des petits voyages raisonnables… 11 sait conduire, d’ailleurs, et fait du dirigeable tous les dimanches. Il a son brevet d’aéro…
- Ça n’est pas si malin! fit le jeune Gaston.
- Oh non ! papa, firent en chœur les deux fillettes.
- Regardez donc le vieil aérocale vermoulu qui nous arrive par sud-sud-est… Quelle antiquité! Ça doit dater de 1930! On faisait solide, dans ce temps-là!
- Mais ça ne marche guère… Voyez, il croise l’aérobus de Saint-Malo; il a fallu un effort sur le moteur pour éviter d’accrocher…
- A propos, vous savez ce qui est arrivé, cette semaine-ci, en forêt de Fontainebleau, derrière Barbizon? Des filous qui ont fait coup double… Ils venaient de cambrioler une grande villa en forçant la porte de l’embarcadère supérieur, — les maîtres au théâtre à Paris, — lorsqu’en filant par-dessus la forêt, avec leur butin, leur dirigeable rencontre un aéro de touristes qui s’en allaient en Italie en voyage de noces. Harponnage, terreur! Le pauvre monsieur voulait résister; mais la jeune dame s’évanouit… Dévalisés à fond en deux minutes!
- Dame, les voleurs ont beau jeu avec l’aéro, malgré toute la surveillance…
- C’est comme pour la contrebande. Il a bien fallu supprimer les douanes…
- Vous savez si c’est merveilleux, l’aéro, pour découvrir dans les monuments des beautés inconnues aux curieux d’en bas! Eh bien! il y a des gens peu délicats qui abusent, ils déboulonnent des statues haut perchées. On a pincé, l’autre jour, un Anglais qui, sous prétexte d’admirer la cathédrale de Reims, emportait des souvenirs.
- Oh! ces collectionneurs!
- Chère madame, j’ai vu une chose bien drôle, il y a trois mois, en Egypte: des courses de planocars, aéroplanes et aéroflèches, avec, comme obstacles, les Pyramides à sauter l’une après l’autre… Je l’ai fait; mais j’ai failli attraper un Bédouin en descendant. Je l’ai évité par un bond de côté; mais mon hélice s’est cassée sur la tête du grand sphinx… Si les affaires sont bonnes, j’irai, en novembre, avec un aéronef d’agence, faire douze jours de chasse en Abyssinie… Lion, panthère…
- Oh! fait le jeune potache, avec admiration.
- Pourvu que, d’ici là, il n’y ait pas de guerre!… Partout, on augmente les flottes aériennes… On construit, on construit…
- Il faut bien! 11 peut nous tomber dessus, sans crier gare, quelque flottille asiatique. Malgré toutes nos croisières, c’est si facile! Un coup de vent, une série de brumes dans l’atmosphère, une anicroche aux rondes internationales avancées, et ils passent… C’est beau, l’aviation; mais il y a le revers de la médaille: l’insécurité générale!
- Moi, je compte aller jeudi à Londres.
- Avec votre aérocale?
- Oh! s’il s’agissait d’aller à New-York, j’irais par. l’aéronef transatlantique…
- Moi, je voyage peu! Ah! mon ami, une belle nuit, la sortie de l’Opéra par en haut, avec tous les aéros qui passent ou qui stationnent, les municipaux, Paris illuminé…, les toilettes, les stations aériennes diverses, la tour Saint-Jacques au loin, Nuage-Palace, l’Arc de Triomphe, les terrasses des restaurants, cela vaut les Alpes par en dessus, Venise en aéro-gondole…, Constantinople, tous les grands spectacles… C’est superbe!…
Albert Robida
Cette nouvelle provient de cet extraordinaire numéro du Crapouillot de Noël 1919 et intitulé « Le Crapouillot de l’an 3000 » Une véritable mine, renfermant de courtes nouvelles les plus savoureuse, comme en témoigne ce texte de André Warnod.
La découverte des ruines de Paris, fut pour nos illustres anticipateurs, une source d’inspiration souvent inventive et toujours des plus cocasse. Cette vision d’un Paris fantasmé, source des hypothèses les plus invraisemblables, trouve son apogée dans des textes aussi fameux que « Les ruines de Paris en 4875, documents officiels et inédits » (Léon Willen et Paul Daffis, 1875) dans un tirage confidentiel (voir mon article sur les pages de ce blog) de Alfred Louis Franklin,ou le tout aussi amusant « La Vénus d’Asniére où dans les ruines de Paris » de André Reuzé (Fayard 1924). Mais un inventaire détaillé nous avait été fourni par Marc Madouraud dans son « Paris capitale des ruines » (Bruxelles édition Recto-verso collection «idées…et autres » hors collection N°49, 1994). Petit tirage, hélas introuvable actuellement ou à un prix prohibitif. J’avais pour ma part fait une petite synthèse lors d’un article sur le texte de Octave Béliard « Une expédition polaire aux ruines de Paris ». Mais nous aurons l’occasion d’y revenir suite à un texte que j’ai effectué pour le catalogue de l’exposition collective « Futur Antérieur » se déroulant du 23 Mars au 26 Mai 2012 à la galerie Agnès b.
Dans le texte qui va suivre et qui vient ainsi rajouter une pièce supplémentaire à une dossier déjà fort lourd, contrairement aux autres textes il ne s’agit pas d’une « découverte » à proprement parlé puisque les fameuses ruines font partie intégrante du décor. Elles possèdent ainsi une certaine légitimité, sont admises comme monument historique jusqu’au jour où……Il est à noter que cette thématique des ruines de Paris se fondant dans le décor d’une société future, fut déjà utilisé dans le roman de A.Vilgensofer « La terre dans 100 000 ans, romans de mœurs » (H.Simonis-Empis éditeur 1893), l’ancienne capitale servant pour l’occasion de parc d’attraction….Vous en trouverez le compte rendu ICI.
Pour l’heure, bonne visite, mais attention, le souvenir de ces vénérables vestiges, risquent de modifier profondément votre perception de la vie.
Aux grands maux, les grands remèdes, et toute demi- mesure serait un crime. Il faut détruire les ruines de Paris, la santé morale de notre jeunesse est en jeu.
En avant les machines à pulvériser et les pilons à concasser ; le moment est venu d’anéantir le passé si nous ne voulons pas qu’il nous entraîne avec lui dans sa décomposition.
Mais il ne faut pas que les gens mal renseignés nous prennent pour des énergumènes et que les érudits nous accusent de pasticher le fameux manifeste lancé il y a plusieurs siècles par un Italien dont le nom n’a pas été conservé.
Le passé est respectable et tant que les ruines de Paris ont servi aux études de nos savants, nous avons été les premiers à demander qu’elles soient protégées; mais la situation n’est plus la même. Nous prisons à la juste valeur les récents travaux de nos archéologues. Nous admirons M. le Professeur Mac-Orlan d’avoir pu reconstituer le palais gigantesque – gigantesque pour l’époque cela va sans dire – qui s’élevait jadis, il y a quelque mille ans, dans la plaine parisienne. M. Mac Orlan a prouvé son génie en recomposant d’après la méthode de Guvier les moindres détails de ce colossal bâtiment, alors qu’il n’avait comme élément pouvant servir de point de départ, que deux piliers baptisés l’Obélisque et la Tour Eiffel, quelques colonnades (la Madeleine et le Palais-Bourbon) et enfin une porte dressée beaucoup plus loin et affectant la forme d’un Arc de Triomphe. Ce sont des travaux que nous honorons comme aussi le rapport de notre savant doyen Dorgelès démontrant que les quelques pierres accumulées au sommet de la Butte-Montmartre ont été mises là pour marquer la place où s’envola le premier aviateur français. Et comment ne pas applaudir à la publication de ce beau mémoire décrivant les ruines métalliques de ce monument appelé .en langage d’autrefois : Galeries et élevé au général de Lafayette qui commandait les troupes américaines quand elles débarquèrent en France vers 1919.
Mais ce n’est plus du passé qu’il s’agit aujourd’hui. C’est de l’avenir !
Voici les faits. Tout à coup, sans que personne n’en sût la cause, les jeunes gens et les jeunes filles se mirent à dépérir puis à mourir de langueur quand ils ne parvenaient pas à se tuer. Ce fut comme une épidémie morale. Les enfants des plus riches comme ceux des plus pauvres étaient atteints de ce mal mystérieux. Les médecins n’y comprenaient rien et les remèdes demeuraient sans effet. C’est alors que le docteur Francis abandonna ses travaux pour ce consacrer à l’épidémie nouvelle. Il parvint à nouer d’aimables relations avec un malade dont les premiers symptômes venaient à peine de se manifester. Il feignit de ressentir le même mal pour mieux capter sa confiance ; il y réussit. Grâce à ce subterfuge, il put suivre le progrès de la maladie et à en découvrir les causes.
Il accompagna son nouvel ami dans les ruines de Paris, car c’est là que le malade avait respiré les premiers miasmes de cette fièvre singulière. Sitôt arrivé dans ces ruines croulantes, dans cette cité morte et déserte où rien ne vient troubler le pesant silence, ce jeune homme fut transfiguré. Au lieu de marcher normalement, il s’en allait sans but, le nez au vent, humant les senteurs montant de la végétation sauvage qui croît sur les vieilles pierres. Il faisait des gestes insensés : il se penchait sur une fleur pour en respirer le parfum, il prenait sur ses doigts un insecte et l’admirait sous prétexte que ses élytres offraient un heureux assemblage de couleur», et puis il s’assit sur une colonne brisée et resta là sans rien dire, sans rien faire. Il éprouvait, paraît-il, un plaisir surprenant à laisser ses yeux errer le long de ces perspectives ruinées et se grisait(sic) des souvenirs d’autrefois. Il avait découvert une curieuse statuette représentant ce qu’on appelait dans ce temps- là une petite femme. Il récitait par cœur des fragments de textes anciens, et puis il finit par tracer de ses propres mains, sans machine à écrire, des lettres qui formaient des mots groupés en lignes inégales et il lisait ces mots avec enthousiasme !
Le docteur Francis entreprit ensuite une étude plus générale et c’est alors qu’il découvrit que ses malades aimaient à se réunir pour communier dans leur folie commune. Ils se lisaient leurs lignes inégales, ils se saluaient. Ils parlaient pour entendre le son de leur voix et renonçaient aux formules qui aujourd’hui économisent tant de temps. Ils parvenaient à cette chose monstrueuse : rester inactif, trouver du plaisir à ne rien faire et, selon leur expression, rêver et flâner. Ils marchaient sans but, voyaient sans regarder, entendaient sans écouter.
Le mal affecte aussi une forme plus dangereuse et cette fois ce sont nos bonnes mœurs qui sont en jeu. Il est difficile d’entrer dans les détails; essayons cependant de nous faire comprendre. Il paraît que ces malades, quand ils sont de sexe différent, subissent l’un pour l’autre une attirance singulière. Ils prononcent des phrases choisies où il est question de fleurs et d’oiseaux ; ils trouvent de l’agrément à se regarder, à rester des heures entières en se tenant la main. Ils éprouvent ce que le docteur Francis appelle d’un mot ancien : Amour. Il est impossible à une personne raisonnable d’imaginer les symptômes de ce mal inconnu aujourd’hui, mais il paraît que les transports en sont terribles et qu’ils ont causé dans l’antiquité d’affreux malheurs.
Ce n’est pas tout. Le snobisme s’est emparé de cette mode. Il est de bon ton d’aller aux ruines de Paris. La police y a découvert un établissement clandestin portant le nom de Tabagie. On y a trouvé quelques malheureux qui aspiraient, à l’aide d’un instrument appelé pipe, une fumée acre et nauséabonde produite par la combustion d’une plante qui pousse dans ses ruines.
Où s’arrêtera cette débauche,
Il faut agir et agir vite. La contagion devient chaque jour plus redoutable, En dernière heure nous apprenons que le docteur Francis, victime du devoir, vient de succomber à la maladie dont il voulait venir à bout. Il récite par cœur des pages d’un ancien ouvrage, Jésus la Caille, et tient des propos insensés. Qui nous débarrassera de ces ruines, foyer de cette peste nouvelle ? Qui détruira la source des discours et des gestes qu’elle inspire, indignes d’un pays scientifique comme le nôtre.
André Warnod