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« Le Introuvables »: Emile Goudeau « La Révolte Des Machines »

Ce texte, signalé par son auteur comme une fantaisie, est intéressant à plus d’un titre. Non seulement il aborde plusieurs thèmes des plus passionnants, mais il reprend en outre un sujet abordé avec tout autant de brio dans le roman désormais célèbre de Didier de Chousy « Ignis ».Publié en 1883 chez Berger- Levrault ( en pré original dans la revue « La science illustrée »), nous assistons dans ce dernier au percement d’une immense puits jusqu’au centre de la planète, afin d’exploiter la chaleur terrestre comme une source d’énergie intarissable et à la création d’une Utopie scientifique,Industria-City. C’est dans cette dernière que se produira la première révolte dans l’histoire de la littérature de science-fiction d’androïdes à vapeur : Les Atmophytes !

 Déjà l’auteur sous couvert d’un divertissement des plus réussis, faisait passer un message sur les dangers de l’industrialisation à outrance et du remplacement de l’homme par la machine. Thème prépondérant dans l’anticipation ancienne où les auteurs furent bien souvent partagés sur le bien fondé d’une telle systématisation de la mécanique. Ce qu’il y a de passionnant dans la nouvelle de Emile Goudeau, c’est la dimension écologique de sa théorie. En effet la machine supplante l’homme, non  pas au profit d’une domination totale et sans compromis, mais pour un retour à un age révolu, où la nature en reine absolue, reprend pleinement ses droits. L’être humain n’a que trop corrompu son environnement fragile et cet équilibre si délicat devenant source de destruction massive, décide de se révolter et de se rebeller face à la tyrannie de ce bipède arrogant et prétentieux. Car la menace n’est pas uniquement d’ordre humain, avec ce projet ambitieux mais antisocial du remplacement de l’homme par la machine, elle est également d’ordre écologique.

Une fois de plus c’est une dénonciation de la folie scientifique où le progrès est source de destruction, un raz de marée que la technologie ne peut plus contenir et conduira l’humanité à sa perte. Dans « La fin des robots » de Jean Painlevé, publié dans la revue « Vu » lors d’un spécial « Fin d’un civilisation » (1er mars 1933) et reproduit dans ces pages, nous assistions déjà à l’avènement de la machine qui, prenant le contrôle d’un monde entièrement mécanisé, terminera sa course effrénée par une apocalypse totale. Tout comme la longue nouvelle de G.de Pawlowski intitulée également « La révolte des machines » où elles vont également supplanter l’homme car prise d’une sorte de conscience mécanique suite à une curieuse maladie du fer. Dans ce texte, les conséquences seront moins funestes, mais l’auteur, par le biais de ce divertissement, mettait le doigt sur les préoccupations d’une époque où la machine risquait de mettre à mal la légitimité de l’honnête travailleur.

Emile Goudeau sur une longue nouvelle , soulève bien des problèmes et aborde des thématiques aussi passionnantes que la fin de notre civilisation, l’intelligence artificielle, l’écologie, la révolte sociale. Toutefois sa réflexion se fera plus profonde en dotant son robot d’une conscience, qui finalement conduira le monde à sa perte. Cette révolte des machines n’est pas le fait d’une marée de boites métalliques en folies, mais celui d’une seule et unique créature qui dans une ultime prise de conscience va générer une révolte générale, on pas des de tous les appareils mécaniques rencontrés dans les textes précédents mais par le réveil de la conscience végétale et minérale se trouvant en chaque chose :

« La révolte se terminait en un gigantesque suicide de l’acier ! »

Une bien belle phrase qui fera date dans le domaine assez restrictif de cette « révolte du fer », thématique peu rencontrée dans notre domaine.

Un fin des plus spectaculaire où l’instigateur de cette révolte, tel notre Gavroche national, terminera sa course dans un dernier baroud d’honneur, préférant se sacrifier pour une cause noble et juste, lui conférant en cela une conscience mécanique proche de l’humain, que n’avait certainement pas prévu son créateur.

 Sur L’auteur

Emile Goudeau, né en 1849 et décédé en 1906, fut un personnage assez excentrique. Ecrivain et poète, il écrivit de nombreux ouvrages où il apparaît toujours comme un esprit frondeur et exubérant. Son père, sculpteur de talent, exécutait des monuments funéraires pour nourrir les siens.  Après de bonnes études, Emile fut quelque temps professeur.  Il quitta l’enseignement pour se retrouver à Paris comme attaché au ministère des finances. Il fonde le cercle littéraire et artistique du Quartier Latin, qui, sous le nom original de club des hydropathes, est une pépinière de poètes.  Des hydropathes naît, en 1881, le Chat Noir, cabaret montmartrois notoire et dont le journal a pour rédacteur en chef Emile Goudeau. On buvait énormément alors, particulièrement l’absinthe verte, qui faisait des ravages. Goudeau payait ses collaborateurs en boisson, et ce salaire fut fatal au plus doué d’entre eux.

Parmi ces Hydropathes portés sur la « Fée verte », le jeune Aristide Briand a l’occasion d’entrevoir et peut-être de connaître des poètes comme Raoul Ponchon, Jean Moreas, Edmond Haraucourt l’auteur de « La Légende des sexes », Jean Richepin, Charles Cros, l’étrange compositeur et poète Maurice Rollinat, auteur des « Névroses », le chansonnier et dessinateur André Gill, des humoristes comme Alphonse Allais ou Xanrof, des polémistes comme Léon Bloy ou Laurent Tailhade, de futurs académiciens comme Maurice Donnay ou Paul Bourget, et même Sarah Bernhardt. Briand, peu porté sur la poésie, se contente d’observer et de vider des bocks en compagnie de ce singulier cénacle de buveurs d’absinthe.

Ceci explique alors certaines de ses facéties et ce potache invétéré connu pour ses tours et canulars, confia d’ailleurs son propre enterrement bidon à la maison Borniol dans « Le Chat noir » transformé pour l’occasion en chapelle ardente. Dans cet esprit montmartrois, Gérard de Nerval, promena en laisse un homard vivant. La Butte fut ainsi l’Eden de l’audace et de la plaisanterie. 

 Les réunions du club se tenaient deux fois par semaine Rue des Boulangers.

Une petite place porte aujourd’hui le nom d’Émile Goudeau dans le 18e arrondissement de Paris, sur la butte Montmartre juste en dessous de la place du tertre.

Reste ce conte paru dans la revue « Livre populaire » du  4 Septembre 1891, N°15 1891, une des rares incursions de l’auteur dans l’anticipation. Elle est probablement involontaire quand à son intention d’écrire une histoire « conjecturale » mais est assez symptomatique de l’esprit imaginatif  et fantasque de l’auteur. Probablement un pur produit des redoutables effets de ce terrible et merveilleux breuvage qui fut le véritable « carburant » de toute une génération d’écrivains, de poètes et d’artistes au talent surréaliste.

 

 

« La Révolte Des Machines »

 

Le docteur Pastoureaux, aidé d’un vieil ouvrier fort habile, que l’on nommait Jean Bertrand, avait inventé une machine qui révolutionnait tout le monde savant. Cette machine était animée, presque pensante, presque voulante, et sensible : une manière d’animal en fer. Il est inutile d’entrer ici en des détails techniques trop complexes, qui rebuteraient. Qu’il suffise de savoir qu’avec une série de boites de platine, pénétré par de l’acide phosphorique, le savant avait trouvé le moyen de donner une sorte d’âme aux machines locomobiles ou fixes ; que cet être nouveau devait agir à la façon d’un taureau de métal, d’un éléphant d’acier.

Il faut ajouter que, si le savant de plus en plus s’enthousiasmait pour son oeuvre, le vieux Jean Bertrand, superstitieux en diable, s’était peu à peu effrayé d’apercevoir cette subite évocation d’intelligence dans une chose primitivement morte.

D’ailleurs, les camarades de l’usine, qui suivaient assidûment les réunions publiques s’insurgeaient tous contre les machines qui servent d’esclave au capitalisme et de tyran à l’ouvrier. On était à la veille de l’inauguration du chef d’oeuvre.

Pour la première fois, la machine avait été munie de tous ses organes et les sensations extérieures lui parvenaient distinctes ; elle comprenait que, malgré les entraves qui la retenaient encore, des membres solides s’adaptaient à son être jeune, et que bientôt elle pourrait traduire en mouvement au dehors ce qu’elle éprouvait au dedans. Or, voici ce qu’elle entendit :

- « Etais-tu hier à la réunion publique ? » disait une voix.

- « Je te crois, vieux », répondit un forgeron, sorte d’hercule aux bras musclés et nus.

Bizarrement éclairée par les becs de gaz de l’atelier, sa figure, noire de poussière, ne laissait voir dans la pénombre que le blanc de deux gros yeux, où la vivacité remplaçait l’intelligence.

- « Oui, j’y étais, j’ai même parlé contre les machines, contre ces monstres que nos bras fabriquent, et qui, un jour, donneront à l’infâme capital l’occasion, tant cherchée, de supprimer nos bras. C’est nous qui forgeons les armes avec lesquelles la société bourgeoise doit nous battre. Quand les repus, les pourris, les ramollis, auront un tas de mouvements faciles à mettre en branle comme ceux-ci, fit-il avec un geste circulaire, notre compte serait bientôt réglé.

Nous en vivons à cette heure, nous mangeons en procréant l’outillage de notre expulsion définitive du monde. Holà ! Pas besoin de faire des enfants, pour qu’ils soient des laquais à bourgeois ! »

 En écoutant de toutes ses soupapes auditives cette diatribe, la machine intelligente, mais naïve encore, haletait de pitié. Elle se demandait s’il était bon qu’elle fût née pour rendre ainsi misérables ces braves travailleurs.

-« Ah ! Vociféra le forgeron, s’il ne tenait qu’à moi et à ceux de ma section, nous ferions sauter tout ça comme une omelette. Nos bras ensuite suffiraient bien, dit-il en se tapant sur les biceps, à remuer la terre pour y trouver du pain ; les bourgeois, avec leurs muscles de quatre sous, leur sang vicié et leur jambes molles, pourraient nous le payer cher le pain ; et, s’ils bronchaient, mille tonnerres !  ces deux poings pourraient leur en faire passer le goût. Mais je parle à des brutes qui ne comprennent pas haine. »

Et s’avançant vers la machine :

-« Si tous étaient comme moi, tu ne vivrais pas un quart d’heure. Sale bête, va ! »

Et son poing formidable s’abattit sur le flanc de cuivre, qui retentit d’un long gémissement quasi humain.

Jean Bertrand, qui assistait à cette scène, frémit d’attendrissement, se sentait coupable envers les frères, lui qui avait aidé le docteur à accomplir le chef d’oeuvre.

Puis, tous ils s’en allèrent, et la machine écoutait encore, de souvenir, dans le silence de la nuit. Elle était donc de trop sur la terre ! Ainsi, elle ruinait de pauvres manants au profit d’exploiteurs damnés ! Ah ! elle sentait désormais quel rôle d’oppression ceux qui l’avaient créée lui voulaient faire jouer ! Plutôt le suicide. Et, dans son âme machinale et enfantine, elle ruminait le projet magnifique d’étonner, au grand jour de son inauguration, le peuple des machines ignorantes, rétrogrades et cruelles, en leur donnant enfin un exemple de sublime abnégation. A demain !

Pendant ce temps, à la table du comte de Valrouge, le célèbre protecteur des chimistes, un savant terminait ainsi son toast au docteur Pastoureaux :

- « Oui, messieurs, la Science procurera à la souffrante Humanité le triomphe définitif.

Elle a déjà beaucoup fait : elle a dompté le temps et l’espace. Nos chemins de fer, nos télégraphes, nos téléphones, ont supprimé la distance. Si nous arrivons, comme le docteur Pastoureaux semble le prévoir, à démontrer que nous pouvons mettre de l’intelligence en nos machines, l’homme se sentira à jamais délivré des travaux serviles.

Plus de serfs, plus de prolétaires ! Tous deviendront bourgeois ! La machine esclave délivrera de l’esclavage nos frères d’en bas et leur donnera droit de cité parmi nous.

Plus d’infortunés mineurs obligés de descendre sous la terre au péril de leur vie, la machine infatigable et éternelle y descendra pour eux ; la machine pensante et agissante, non souffrante du labeur, bâtira, sous notre commandement, les ponts en fer et les palais héroïques ; c’est elle, la machine docile et bonne, qui retournera les sillons. Eh ! messieurs, il m’est permis, en présence de cette admirable découverte, de me faire un instant prophète. Un jour viendra où, toujours courant de ci de là, les machines se transporteront seules, comme des pigeons voyageurs du Progrès ; un jour peut- être, ayant reçu leur complémentaire éducation, elles apprendront à obéir sur un simple signe, de telle sorte que l’homme, assis, paisible et fort, au sein de la Famille, n’aura qu’à appuyer sur un signal électro-vitalique afin que la machine sème le blé, le récolte, l’emmagasine et en fasse du pain qu’elle apportera sur la table de Y Homme, devenu enfin Roi de la Nature. Dans cette épopée olympienne, les animaux, eux aussi, délivrés de leur part énorme de travaux, pourront applaudir de leurs quatre pieds (émotions et sourires) ; oui, messieurs, car ils deviendront nos amis, après avoir été nos souffre- douleur. Le boeuf devra toujours servir à fabriquer le potage (sourires), mais, du moins, il n’aura point souffert auparavant.

Je bois donc au docteur Pastoureaux, au libérateur de la matière organique, au sauveur du cerveau et de la chair sensible, au grand, au noble destructeur de la souffrance ! »

 Le discours fut vivement applaudi. Seul, un savant jaloux jeta ce mot :

- « Cette machine aura-t-elle la fidélité du chien ? La docilité du cheval ? Ou même la passivité des machines actuelles ?

Je ne sais, répondit Pastoureaux, je ne sais ».

Et, subitement plongé dans une scientifique mélancolie, il ajouta :

- « Est-ce qu’un père se doit dire assuré de la gratitude filiale ? Cet être que j’ai mis au monde peut avoir de mauvais instincts, je ne saurais le nier. Je crois pourtant avoir développé en elle, lors de sa fabrication, une grande propension vers la tendresse, un esprit bon, ce qu’on appelle communément du coeur. Les parties affectives de ma machine, messieurs, m’ont coûté plusieurs mois de labeur : elle doit avoir beaucoup d’humanité, et, si j’ose le dire, de la meilleure fraternité.

Oui, reprit le savant jaloux, la pitié ignorante, la pitié populaire qui égare les hommes, la tendresse inintelligente qui fait commettre les lourdes fautes. Votre machine sentimentale s’égarera comme un enfant, j’en ai peur. Mieux vaut un adroit méchant que de maladroites bontés. »

On chuta l’interrupteur et Pastoureaux termina :

- « Qu’un bien ou qu’un mal sorte de tout ceci, je puis lever la tête : j’ai fait faire, je pense, un formidable pas à la science humaine. Les cinq doigts de notre main tiennent dorénavant l’art suprême de la création. »

Les bravos éclatèrent.

Le lendemain, on démusela la machine, et, docilement, elle vint seule se mettre en ligne devant une assemblée nombreuse, mais choisie.

Sur la plate-forme, s’installèrent le docteur et le vieux Jean Bertrand.

L’excellente musique de la Garde républicaine se fit entendre, et des cris de « Vive la science ! » éclatèrent. Puis, après avoir salué le Président de la République, les autorités, les délégations des Académies, les représentants étrangers et toutes les notabilités réunies sur la quai, le docteur Pastoureaux ordonna à Jean Bertrand de mettre en relation directe l’âme de la machine avec tous ses muscles de platine et d’acier.

Le mécanicien fit cela très simplement, en appuyant sur un levier brillant, grand comme un porte- plume.

Et tout à coup, sifflant, hennissant, tanguant, roulant, piaffant, en sa férocité de vie nouvelle et dans l’exubérance de sa puissance formidable, la machine s’enleva pour une furibonde course.

« Hip ! hip ! hip ! hurrah » ! Crièrent les assistants.

- « Va, machine du diable, va », cria Jean Bertrand, et, comme un fou, il appuya sur le levier vital.

Or, sans écouter le docteur, qui voulait modérer cette allure étonnante, Bertrand parlait à la machine :

- « Oui, machine du diable, va ! va ! si tu comprends! va ! pauvre esclave du capital, va ! vole, vole, vole! sauve les frères ! Sauve-nous ! ne nous rends pas plus malheureux encore qu’avant ! Moi ! moi, je suis vieux, je m’en moque ; mais les autres, les pauvres gars, aux joues creuses et aux jambes maigres, sauve-les, bonne machinette, sois gentille comme je te l’ai dit ce matin ! Si tu sais penser, comme ils l’assurent tous, montre-le ! Qu’est-ce que ça peut te faire de mourir, puisque tu n’en souffriras pas ? Moi, je veux bien périr avec toi, au profit des autres, et pourtant ça me fera du mal. Va, bonne machine, va ! »

Il était fou.

Le docteur voulut alors reprendre la direction de la bête de fer :

- « Doucement ! machine », cria-t-il.

Mais Jean Bertrand le repoussa avec rudesse.

- « N’écoute pas le sorcier ! Va, machine, va ! »

Et grisé d’air, il talonnait les flancs de cuivre du Monstre, qui, sifflant éperdument, enjambait de ses six roues l’espace démesuré.

Sauter de la plate-forme était impossible ! Le docteur se résigna et, tout rempli de son amour pour la science, il tira un carnet de sa poche, et, tranquille, se mit à prendre des notes, comme Pline au cap Misène.

A Nord-Ceinture, surexcitée, la machine s’emballa définitivement. Bondissant hors du talus, elle se mit à courir à travers la zone. La colère et la folie du monstre se traduisait en une stridence de sifflet, suraiguë, déchirante comme une plainte humaine, et rauque parfois comme un hurlement d’émeute. A cet appel répondirent bientôt les locomotives lointaines, les sifflets des usines et hauts-fourneaux. Les Choses se mettaient à comprendre.

Un concert féroce de révolte commença sous le ciel, et soudain, de toute la banlieue, les chaudières éclatèrent, les tuyaux se rompirent, les roues s’écartelèrent, les leviers se tordirent convulsivement, et, joyeusement, les arbres de couche volèrent en morceaux.

Toutes les mécaniques, comme mues par un mot d’ordre, se mettaient en grève de proche en proche. Et non plus seulement la vapeur ou l’électricité ; mais, à ce rauque appel, l’âme du Métal s’insurgeait, excitant l’âme de la Pierre, depuis si longtemps domptée, et l’âme obscure du Végétal, et la force de la Houille.

Les rails se dressaient d’eux-mêmes, les fils télégraphiques jonchaient inexplicablement le sol, les réservoirs à gaz envoyaient au diable leurs poutres énormes et leurs poids. Les canons éclataient sur les murailles et les murailles croulaient.

Bientôt, les charrues, les herses, les pioches, toutes les mécaniques, tournées jadis contre le sein de la terre dont elles étaient sorties, se couchaient maintenant sur le sol, refusant à jamais plus de servir  homme.

Les haches respecteront  arbre, et la faucille ne mordra plus le blé mûr.

Partout, sur le passage de la Locomotive vivante, l’âme du Bronze se réveillait enfin.

Les hommes fuyaient éperdus.

Bientôt tout ce territoire, surchargé de débris humains, ne fut plus qu’une plaine de gravats tordus et calcinés. Ninive avait pris la place de Paris.

La Machine, toujours infatigablement haletante, tourna brusquement sa course vers le nord. Sur son passage, à son cri strident, tout se détruisait soudainement comme si un souffle maudit, un cyclone de dévastation, un volcan effroyable, se fussent agités là.

Quand, de loin, les Vaisseaux empanachés de fumée entendirent le formidable signal, ils s’éventrèrent et disparurent dans P abîme.

La révolte se terminait en un gigantesque suicide de P Acier.

La Machine fantastique, époumonée maintenant, boitant des roues et produisant un horrible bruit de ferraille avec tous ses membres disjoints et son tuyau démoli, la Machine-Squelette, à laquelle se cramponnait instinctivement, terrifiés et anéantis, le rude ouvrier et le savant mièvre, la Machine, héroïquement folle, râlant un dernier sifflement de joie atroce, se cabra devant l’écume de l’Océan, et, dans un suprême effort, s’y plongea tout entière.

La terre, tout au loin, était couverte de ruines. Plus de digues ni de maisons ; les villes, chefs-d’oeuvre de la Mécanique, s’étaient aplaties en décombres. Plus rien ! Tout ce que la Machine avait élevé depuis des siècles était à jamais détruit : le Fer, l’Acier, le Cuivre, le Bois, et la Pierre, ayant conquis une volonté rebelle à l’Homme, s’étaient soustraits à sa main.

Les Animaux n’ayant plus ni frein, ni collier, ni chaîne, ni joug, ni cage, avaient repris le libre espace dont ils étaient depuis longtemps exilés ; les farouches Brutes, aux larges gueules et aux pattes armées de griffes, récupéraient du coup la royauté terrestre. Plus de fusils, plus de flèches à redouter, plus de frondes. L’Homme redevenait le faible d’entre les faibles.

Ah ! Il n’y avait certes plus alors de castes : ni savants, ni bourgeois, ni ouvriers, ni artistes, mais tous parias de la Nature, levant vers le ciel muet des yeux désespérés, pensant encore vaguement, quand P horrible Crainte et la Peur hideuse leur laissaient un instant de répit, et parfois, le soir, parlant du temps des Machines où ils étaient Rois…. Temps défunt ! Ils possédaient donc l’Egalité définitive dans l’anéantissement de tout.

Vivant de racines, d’herbes et d’avoines folles, ils fuyaient devant le troupeau immense des Fauves, qui, enfin, pouvaient à loisir manger de l’entrecôte ou du gigot humains.

Quelques hardis hercules essayèrent d’arracher des arbustes pour s’en faire des armes. Mais le Bâton lui même, se considérant comme Machine, se refusa à la main des audacieux.

Et l’homme, ancien monarque, regretta amèrement les Machines qui Pavaient fait dieu sur terre ; et il disparut à jamais devant les éléphants, les noctambules lions, les aurochs biscornus et les ours immenses.

Tel fut le récit que me fit l’autre soir un philosophe darwinien, partisan de l’aristocratie intellectuelle et de la hiérarchie. C’est un fou, peut-être un voyant !

Ce voyant ou ce fou doit avoir raison : ne faut-il pas une fin à tout, même à une nouvelle fantaisie.

Emile Goudeau

 

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Les Introuvables: « Les Deux Secrets » de Georges Casella

Les Introuvables:

 

Après « La terrible expérience du Dr Cornelis Bell », nous voici de nouveau face à deux excentriques chercheurs et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il se passe de drôles de choses dans les vapeurs méphitiques des laboratoires de nos savants fous. Encore cette insupportable obsession  de vouloir coûte que coûte vaincre la mort avec en prime une expérience des plus « explosive ». A trop vouloir  s’activer dans toutes les directions, et jouer un peu trop avec le feu, celui-ci finit par vous « péter » à la figure, au sens propre comme au sens figuré.

Une nouvelle extraite de la précieuse revue « Nos loisirs », qui renferme encore bien des trésors !

 

« Les deux secrets » Nouvelle de Georges Casella. Dans la revue « Nos loisirs » N°27. 30Décembre 1906. Illustré par Paul Dufresne.

 

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                                                                        Quatre agents et un commissaire ceint de l’écharpe entrèrent en tumulte.

 

Es-tu prêt, Freddy ?

- Je suis prêt, John.

C’étaient deux vieillards extraordinairement pâles, aux faces émaciées, aux yeux caves. Ils se par­laient visage contre visage, avec d’étranges sourires dans leurs barbes grises. La flamme ronflante d’une grosse lampe les marquait d’ombres dures. John maniait un tube d’acier lourd, une seringue courte. Freddy tendait son bras nu. Autour d’eux, se distin­guaient des globes, des fourneaux, des vases, des cuves, un squelette d’orang-outang fixé au plafond en soupente par un collier de fer. John leva sa serin­gue…

- Arrête, dit Freddy, je vais écrire quelques mots. Et, sur le seul feuillet vierge d’un livre couvert d’hiéroglyphes, il griffonna : « Je m’inocule moi- même la maladie du sommeil. Si je meurs, qu’on n’accuse que moi. » Puis, ayant signé, il offrit son épaule à John. On entendit le léger sifflement du liquide comprimé. Freddy s’enveloppa d’un manteau, et John s’écria :

- Dans deux jours, notre triomphe sera certain ! Freddy s’appuya au mur et resta silencieux. Déjà, son regard virait. Machinal, il balançait sa main comme un pendule. Mais ce geste cessa. Bientôt, le vieillard chancela, et, dans un grand soupir, vint rou­ler aux pieds de John.

John, surpris d’un effet si rapide, son compagnon jusqu’à la chambre contiguë et l’étendit sur une couchette étroite, seul meuble qui, avec une boîte cadenassée, ornât cette salle humide et blanche.

- Ai-je forcé la dose? Grogna-t-il. J’attendrai deux jours avant d’employer mon sérum. Nous ver­rons, nous verrons…

Il frotta ses mains sèches et calleuses, aux ongles ternes, contempla le corps, eut un ricanement fêlé et retourna vers le laboratoire. Il entassa des copeaux et du charbon dans un four de briques, remua des cornues où brillaient des alcools jaunes et rouges, agita un soufflet gigantesque, et, soudain, les trois vitres de la mansarde bizarre flamboyèrent.

Les deux hommes habitaient sous le toit d’une maison louche et branlante. C’était une masure ancienne à trois étages, qui dominait une butte isolée. La populace baroque et quasi-foraine qui grouillait dans la banlieue triste connaissait bien les fenêtres de la mansarde qui s’allumaient aux heures sombres. Ces fenêtres incendiées provoquaient des racontars prodigieux. Les silhouettes étiques se profilant sur un feu de forge, éveillaient des idées de magie noire. On prétendait que les vieillards faisaient de l’or et qu’ils entassaient des sacs résonnants au fond de coffres de fer. A vrai dire, une peur sourde, superstitieuse, tenaillait les va­gabonds ; les femmes, surtout, évitaient la masure infernale ; et comme chacun n’aurait pu se présenter devant la justice, c’est à peine si deux dénonciations anonymes furent envoyées. Mais Hubert Flandrin, dit  » Poing-d’-Acier « , qui déva­lisait les églises, préparait de longue date une excursion nocturne vers la demeure étrange, et il racontait que ce serait sans doute le plus beau coup de son existence.

John et Freddy ne sortaient jamais qu’à la brune pour quérir d’utiles provi­sions. Ceux qui les avaient rencontrés prétendaient qu’ils ressemblaient à deux sorciers démoniaques, et l’on prédisait à Poing-d’Acier les pires aventures. Pour­tant, John Billy était presque illustre, au delà de l’Océan, pour ses découvertes d’engins guerriers, et son exil volontaire avait seul empêché qu’on ne connût ses recherches sur un certain fluide déto­nant, qui devait anéantir, dans l’avenir, les ruses stratégiques des batailles.

En vérité, John Billy n’était-il pas un peu détraqué ? Comment aurait-il décidé cette vieille crapule do Fred Maggers, condamné dix-huit fois pour vol, s’il n’a­vait eu l’ascendant particulier des fous ? Toujours est-il que Fred le suivait comme un chien fidèle… Maintenant, il dormait peut-être son dernier sommeil dans la salle vide, aux murs lézardés, tandis que John, brûlé par des flammes d’enfer, pré­parait l’explosif qui devait assurer sa gloire…

Trois fois déjà, John avait usé de son sérum sur Freddv, sans que celui-ci bou­geât. Il n’en manifestait pas moins une tranquillité sereine. Etait-il certain de réussir ? Faisait-il bon marché de la vie de Fred, dont le corps glacé se raidis­sait ? Mystère. Et il n’éprouva qu’une crainte, mais celle-là désordonnée, grotesque, le jour où il entendit trois coups frappés à sa porte. Toutefois, il reconquit son flegme pour ouvrir. Il se trouva en présence de quatre agents et d’un commissaire ceint de l’écharpe, qui entrèrent en tumulte. Un homme glabre et décoré les accompa­gnait.

D’abord, John ne dit pas une parole ; il laissa envahir son logis, comme s’il s’attendait à cette visite ; mais il ne refusa pas un entretien au monsieur décoré, qui déclina son titre de médecin officiel. Il parla de science à cet homme, qui exigea des papiers      avant de l’entendre.

Un agent, qui avait aperçu corps de Fred, s’écria :

-  Le cadavre est là ! Arrêtons l’assassin…

John sourit :

Messieurs, voici mon laboratoire. Si j’abandonne un instant mes fourneaux, vous serez foudroyés.

Le commissaire devint blême et déclara qu’on irait chercher un cercueil, tandis que deux agents garderaient les abords de la maison. Il fut obéi. Le médecin officiel affirma que le vieillard lui semblait fou, mais qu’il valait mieux attendre la matinée suivante pour opérer l’arrestation. Aussi bien, on ne put relever sur le corps de Fred aucune trace de violence. Sa    mort parut naturelle. Il fut couché dans un cercueil qu’on entoura de cierges allumés, et John resta seul auprès de ce catafalque primitif

 

-  J’ai encore six heures, murmura-t-il.

Et, le four en briques empli jusqu’à la gorge, il opéra un mélange de liquides en ébullition, rapprocha trois tubes qui crachaient des vapeurs, les coiffa d’un bocal énorme et courut dévisser le cercueil. La face de Fred apparut, cireuse et creusée,

- Diable ! Diable !… fit John.

Mais il piqua plusieurs fois le bras rigide à l’aide d’une seringue pleine d’une eau jaunâtre, et, retournant à son laboratoire, après un coup d’œil satisfait sur ses engins, il s’enfonça dans un vieux siège gothique et s’endormit.

D’abord, le bruit grondant du feu s’entendit seul puis il sembla qu’un choc timide et régulier heurtait le mur de la chambre funèbre. Cela dura une heure…et, soudain, le plâtre se détacha, croula dans la salle,et, par un trou formé dans la cloison, un homme entra. C’était Poing-d’Acier. Il jura d’épouvante en apercevant le cercueil et les cierges, mais se ressaisit, car il avait un témoin : un second chenapan aux che­veux roux apparut.

Ce sera plus facile, dit Poing-d’Acier, on ne nous dérangera pas.

Les dents de son compagnon claquaient. Il fallait faire vite. Ils se dirigèrent instinctivement vers la boîte. Poing-d’Acier tira de sa ceinture une pince bril­lante et courbe. Il l’introduisit sous le couvercle et pesa… Mais, à ce moment, son acolyte hurla. Et les bandits virent s’avancer jusqu’à eux le cadavre qui, surgi du cercueil, haussait un cierge pour mieux voir… Ils s’enfuirent vers la porte, affolés. Ils y ren­contrèrent John, accouru au bruit, et qui, à la vue de Fred, s’écria :

Le triomphe ! Le triomphe !…

Poing-d’Acier et l’homme aux cheveux roux tour­naient, terrifiés, autour de la chambre. Des pas lourds sonnaient dans l’escalier. Les agents, atten­tifs, s’inquiétaient peut-être… Un :  » Au nom de la loi  » acheva d’abrutir les cambrioleurs… Cepen­dant, une odeur bizarre s’épandait, un gaz acide flot­tait, prenait à la gorge. John mugit :

Sauvons-nous ! Sauvons-nous !…

A la porte, ils trouvèrent les agents.

Laissez passer ! Ordonna John.

Et comme il n’obtenait pas de réponse, il dit :

Deux grands secrets meurent avec moi.

Le gaz flottant fut visible, bleuâtre, puis violet… Il y eut une atroce détonation, et la masure s’ou­vrit en deux parties, qui se couchèrent comme des cartes…

 

 

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                                                                        Les bandits virent s’avancer le cadavre qui haussait un cierge pour mieux voir



Les Introuvables: « La Terrible Expérience Du Dr Cornélis Bell » De Gaston-Ch. Richard

Il existe en littérature deux catégories de « Non-mort » ou « de mort-vivant ». D’une part, il y a ceux qui reviennent de leur propre chef, poussés par un irrépressible désir de vengeance et qui vont, au delà de la mort, venir accomplir leur redoutable besogne. Ils reviendront même parfois afin de terminer une tache qu’ils n’avaient pas terminée de leur vivant. Ensuite il y a ceux qui « ressuscitent » par l’intermédiaire d’une tierce personne, bien souvent un sorcier qui utilisera ces pauvres hères à des fins personnelles par vengeance, ou pour leur faire accomplir un forfait que la morale réprouve. La différence avec le premier cas de figure, est l’absence totale de conscience, car privés d’une âme salvatrice ils agissent sans aucune émotion, sont incapables de la moindre once de réflexion. Leur démarche est saccadée, relents nébuleux d’une vie antérieure, sont dans une sorte de catalepsie qui les rendent totalement insensible au monde qui les entoure. Ils se rapprochent alors d’une sorte de « robot » organique qui se soumet à la seule volonté de l’homme peu scrupuleux lui ayant accordé ce bien piètre sursis. Leur vie est un véritable cauchemar, ponctué par les taches peu ragoûtante dont on les chargera.

Chef de file de cette thématique fantastique, le Zombi Haïtien demeure la forme la plus répandue  tout au moins la créature la plus représentative dans notre inconscient collectif. D’ailleurs, la première fois que sera évoquée cette terrible engeance de l’enfer sera dans « Le zombie du grand Pérou ou la comtesse cocagne » de Pierre Corneille en 1697. Ils seront a nouveau à l’honneur dans « L’le magique » de Willam Seabrook premier ouvrage important sur le vaudou Haïtien. Il faudra attendre Victor Halperin et son film « White Zombi » pour que cette figure célèbre et redoutée soit immortalisée et accède à une place d’honneur ou d’horreur au panthéon des créatures de l’épouvante. En France, la littérature fantastique est beaucoup plus avare dans ce domaine et les références dans les auteurs « anciens » sont quasi inexistantes et notre ami revenu d’entre les morts pointe à peine le bout de son nez dans le roman de Francis de Miomandre « Le Zombi » (éditions Ferenczi 1935).

Pourtant il semblerait qu’une catégorie de « mort vivant» ne fut jamais évoquée par les spécialistes : « Le zombi scientifique »

A la lecture de ce curieux roman vous allez donc découvrir une manière peu orthodoxe de créer une « abomination » qu’il était assez rare de rencontrer en littérature.

Une fois de plus, elle est le fait des agissements d’un savant peu scrupuleux qui, en se voulant l’égal de dieu, n’est autre qu’un Frankenstein de pacotille et concevant bien malgré lui une figure mythique dont la démarche chaotique ne cessera,  plusieurs décennies après, de hanter les salles obscures.

 

Les Introuvables:

 

« La terrible expérience »  du Dr Cornélis Bell » de Gaston-Ch.Richard. Nouvelle paru dans la revue « Nos Loisirs » N° 42 ( 5éme année) du 16 Octobre 1910

 

A grêle sonnerie du téléphone domina un instant les bruits de la rue, s’éteignit, reprit son tin­tement clair et monotone. Le professeur Cornélis Bell abandonna son micro­scope, et faisant signe de la main à son aide James Harwey de ne point se déranger, décrocha le récepteur de l’appareil.

- Allô! Oui est là? dit-il de sa voix calme… Une lointaine réponse fit trembloter la plaque sonore du récepteur, durant quelques secondes, puis Cornélis Bell cria, dans le cornet du téléphone :

- C’est bien, Patrick. Je vous remercie…

II alla se rasseoir, puis leva sur son aide le regard pur et froid de ses yeux bleus.

Harwey, attentif et minutieux, pesait un liquide organique dans une éprouvette et penchait sur le fin tube de cristal gradué sa face barbue, sévère et triste

Cornélis Bell eut un fugitif sourire

- James, dit-il, venez ici…

L’interne reposa son éprouvette, la couvrît soigneu­sement d’un carré de vitre et vint à l’appel de son maître… Les deux hommes un instant gardèrent un silence profond.

- Harwey, dit enfin Cornélis, c’est pour ce matin.

- Pour ce matin? La grande tentative?

- Oui, Harwey.., Vous êtes suffisamment prépare,

- A votre pleine et entière disposition, maître.

- C’est bien… Donnez-moi votre main,

James obéit et tendit au professeur sa longue main élégante et nerveuse. Et Cornélis Bell, avec une sou­daine contraction de la face, qui décelait son attention passionnée, posa son pouce sur le pouls du jeune hom­me,

- La peau est fraîche, les battements longs et réguliers… le rythme normal. Asseyez-vous là, Harwey Je vous dois des explications….

- Harwey obéit, silencieusement.

  

Cornélis Bell consulta du regard sa montre, établit, un rapide calcul mental et posa le chronomètre sur son bureau.

Je vous dois, mon ami, dit-il après un long mo­ment de silence recueilli, une explication sérieuse. Je vous l’ai dit déjà : je crois avoir vaincu la Mort. J’en suis certain même. Des expériences rigoureusement contrôlées, tentées sur de petits animaux, en grand secret, ont été concluantes. Vous m’entendez, James?

- Vaincre la Mort ! Murmura l’interne. C’est égaler Dieu…

- C’est le surpasser, dit Cornélis, avec son froid sourire, car Dieu — s’il est ! — n’a pas su éterniser la vie de sa créature… La vie éternelle ! Saisissez-vous cela, Harwey ? La vie éternelle à Homère, à Sophocle, à Galilée, à Dante, à Beethoven, à tous ceux que le génie a élevés « au-dessus du bétail ahuri des humains » Que d’erreurs j’épargnerai à mes semblables !Car je ne possède pas seulement le secret de la vie. J’ai décou­vert encore le moyen d’assurer la pérennité de la fécon­dité… de la jeunesse et de la force… Rien ne s’usera plus dans l’être que j’aurai soumis à l’influence du fluide mystérieux dont j’ai mis à jour la puissance infinie. On conférera l’immortalité à l’homme qui hono­rera le plus son époque. Poète ou philosophe, savant, artiste, soldat génial, tous ceux qui auront fait faire un pas en avant à notre horde aveugle, tous ceux qui l’auront grandie seront à jamais ses guides. On rendra la vie à la victime d’un grand crime et c’est ainsi la destruction du mal que j’instaure sur terre…Com­prenez-vous, James?

- C’est à la fois admirable et terrifiant, dit l’in­terne. Maître, vous commanderez au monde, avec une telle découverte… Pardonnez-moi… Je ne sais plus que dire…

Cornélis Bell sourit…

- En vous disant tout à l’heure, Harwey, que je possédais le secret de la vie, j’ai un peu exagéré. J’ai trouvé le moyen naturel de faire cesser l’état de mort chez un être dont tous les organes sont sains, non usés, en bon état, et dont l’existence normale a été arrêtée par un accident (un traumatisme violent, par exemple) et non par une maladie constitutionnelle… Je puis rendre la lumière à celui qui s’est pendu. Je ne puis pas la redonner au corps lamentable d’un tuberculeux.

Car il faut un organisme intact pour résister à l’épou­vantable secousse que provoque la rentrée, dans un corps mort, du fluide merveilleux que nous nommons « la Vie ».

Cornélis Bell s’était levé et marchait de long en large dans le vaste laboratoire où depuis quarante ans bientôt il travaillait.

- Admirez, dit-il tout à coup à son auditeur, les résultantes de ce que nous allons tenter. Nous lais­serons intacts, au milieu de chaque siècle, un certain nombre d’individus, magnifiques spécimens de l’intel­ligence. Mais nous laisserons aussi des échantillons par­faits de la beauté physique, hommes et femmes, qui procréeront inlassablement, de par le monde, des types parfaits d’humanité. Plus de dégénérés, plus de fous, ni d’infirmes… Au-dessus de la race humaine, je crée une race immortelle, qui, peu à peu, remplacera, sous le ciel, la laide, l’immonde cohue dans laquelle nous vivons… Je vais refaire des Dieux, entendez-vous, Har­wey ? Des Dieux ! !

Je crée un monde d’harmonie, de beauté, de génie… L’avenir verra ses Platon, ses Hugo, ses Raphaël, ses Beethoven, ses Dante, converser fraternellement, au banquet de l’Immortalité. N’est-ce pas, James, que nous allons réaliser un magnifique rêve? Vous me croyez fou, peut-être? James… Regardez-moi. Je ne suis pas fou !

 

James Harwey, que le doute terrible avait effleuré de l’aile, releva le front et contempla le masque jupitérien de son maître. Cornélis Bell souriait et le regar­dait. Une immense bonté éclairait son regard et faisait resplendir sa face grave. Dans les traits accusés de cette figure énergique, dans la bouche aux plis fermes et sévères, sur le grand front poli, large comme la marche d’un temple, James lut la certitude du génie, la paix, la force…

- Vous me croyez, j’en suis sûr… dit Cornélis. Venez, Harwey. Nous allons tenter le suprême combat.

 

Ils entrèrent dans une salle d’opérations où se tenait un gardien, qui fumait une cigarette, en lisant un roman-feuilleton.

- Patrick, va-t’en, dit Cornélius Bell.

Patrick, silencieusement, se leva.

- Le colis est là, dit-il de sa grosse voix indiffé­rente. ..

C’est bon! Découvre-le…

Le gardien s’approcha d’une longue table de marbre et enleva un drap qui la recouvrait…

James aperçut alors, roide sur le plateau froid, le cadavre d’une jeune fille blonde qui portait une corde au cou.

Patrick sortit, et le professeur alla pousser lui-même le verrou de la porte…

- Tu vois, dit-il brusquement à son élève, voici le sujet. Cette fille s’est pendue hier à minuit parce que celui qu’elle aimait l’a abandonnée… Je vais la rendre à la vie, à la raison, à l’amour, et cela éternellement. Elle sera épouse, elle sera mère… Ce beau corps har­monieux et frais restera, pour l’éternité, ce qu’il est. Elle va revivre… Et cependant elle est bien inanimée… ouvre-lui une veine… tu verras.

James obéit… une goutte de sang noirâtre perla sur le bras livide de la morte et ce fut tout…

- Aide-moi, dit le professeur… Soulève-lui la tête… Bien…

La tête ballotante, exsangue et froide, fut enserrée dans une espèce de casque de cuir… des barres arti­culées furent fixées par des bracelets aux bras roidis.

- Cette machine, destinée à produire chez le sujet les mouvements de la respiration artificielle, est l’adjuvant nécessaire de mon « philtre », murmura le professeur. Indispensable dans le cas présent, elle serait inutile si nous devions nous occuper d’un vivant. Une seringue de Pravaz… James!

James tendit l’instrument demandé que le profes­seur emplit avec précaution d’une liqueur rouge et trouble, à reflets dorés.

- Voici l’élixir souverain, murmura-t-il. Regarde, James !

La longue aiguille de platine de la seringue s’était enfoncée sous le sein gauche de la morte, en plein cœur.

- Le commutateur, Harwey, dit Cornélis, de sa voix calme.

James, haletant, tourna le commutateur électrique de la machine… Aussitôt, rythmiquement, les bras du cadavre s’élevèrent et s’abaissèrent, dilatant et rétrécissant la cage thoracique, avec régularité.

Tous d’eux, le maître et l’élève, se penchèrent sur le corps splendide de la morte… d’un même mouvement.

 

- Ah ! Cria soudain James ! Elle vit ! Regardez.

Une goutte de sang rouge et chaud roulait sur le bras de la jeune femme… Puis, au cœur, une autre goutte de sang perla, lourde, et coula sur le ventre poli comme un marbre, cependant que la gorge pure se soulevait.

- Arrête la machine, dit le professeur. L’expérience est concluante…

James obéit… déboucla les bracelets, enleva le casque, et ramena le drap blanc sur la nudité de la ressuscitée.

Haletants, le front moite de sueur, ils virent sous la lueur fixe des ampoules électriques celle qu’ils venaient de tirer du néant ouvrir lentement les yeux… et les regarder,

- Parle ! Parle ! Parle donc ! Murmura Cornélis Bell en lui saisissant la main.

La jeune femme ne fit pas un geste, pas un mouve­ment et, malgré que le drap qui lui tenait lieu de vêtement eût glissé à ses pieds, elle ne tenta pas de le rete­nir. Le professeur et son aide l’obligèrent à se lever… .Elle se tint debout. Mais elle ne fit pas un pas en avant. Ses yeux, étrangement fixes, regar­daient sans un cillement la lumière aveuglante d’un groupe de lampes électriques… Ses lèvres de­meuraient closes. Un sourire froid — le rictus de la Mort — demeurait sur sa face vivante…

Cornélis Bell et James Harwey la contem­plaient et sentaient peu à peu la terreur nouer ses doigts de fer autour de leur gorge.

Le professeur, rom­pant l’étrange emprise qui l’envahissait, mar­cha vers la femme et lui prit les poignets :

- M’entendez- vous?… dit-il rudement.

La ressuscitée eut pas un recul, pas un regard, rien qui indi­quât qu’elle vécût, qu’elle sentît, qu’elle comprît quoi que ce fût…

- Répondras-tu, à la fin? Cria Cornélis.

- Elle ne répon­dra pas ! Elle ne ré­pondra jamais, dit James avec une étrange assurance!

- Pourquoi ? dit Cornélis brusquement.

- Parce que, si vous avez en effet vaincu la mort, et rendu au mécanisme Humain la vie qui lui est propre, dit James, vous n’avez pas réveillé ce qui commande à ce mécanis­me. Vous n’avez pas rendu une âme humaine à ce corps qu’elle avait déserté. Votre découverte, hélas! n’est pas complète, maître… Et notre beau rêve n’est plus qu’un sinistre cau­chemar… Le banquet où les Beethoven du futur s’as­sembleront avec les Hugo à venir ne sera qu’une réu­nion d’automates terribles… L’âme est partie de ce qui fut cette jeune fille, et ce n’est que la guenille humaine que vous avez galvanisée !

- Tais-toi ! Tais-toi ! dit Cornélis Bell qui contem­plait avec une épouvante sans nom la morte vivante qu’il avait retirée du sépulcre… L’âme… L’âme… n’existe pas… Il n’y a qu’un instinct… Il faudra tout réapprendre à cette malheureuse… C’est une vie nou­velle…

- Vie animale! Vie végétative… Les muscles vivent seuls… Regardez au fond de ces yeux-là… dit James… Ils ne réagissent pas à la lumière.

Cornélis se pencha sur la morte vivante que James venait de recoucher sur la table de marbre et qui de­meurait étendue, insensible au froid, au toucher, au contact dur de la pierre glacée… Et soudain il eut un rire atroce, qui prit fin dans un appel rauque ..

 

Extrait des Journaux

 

 «  Un drame étrange a eu pour théâtre, hier, l’hôpital mixte de Holiday-Park. L’honorable profes­seur Cornélis Bell, que ses études magistrales sur la circulation du sang et les influences ner­veuses ont rendu universelle­ment célèbre, a été pris d’une crise de folie furieuse, au cours d’une autopsie qu’il devait pratiquer.

« Ayant reconnu qu’il allait opérer sur une cataleptique, le malheureux savant éprouva une émotion telle qu’il perdit subi­tement la raison. Son élève et ami, le doc­teur James Harwey, fut grièvement blessé en essayant de le maî­triser et ce sont, seuls, les hurlements du fou qui donnèrent l’éveil au gardien du labora­toire, le nommé Patrick O’Russell.

- Je suis Dieu, criait le Dr Cornélis. Je suis plus que Dieu ! Je rends la vie aux morts…

 

Il brandissait en criant ainsi un long couteau de chirur­gien tout ensanglan­té, son aide gisait à ses pieds la gorge ouverte…

On a éprouvé d’inouïes difficultés pour maîtriser le professeur Cornélis qui, à l’heure actuel­le, occupe un caba­non dans la maison de santé du Dr Berc- klin, son ami… On ne croit pas qu’il revienne jamais à la raison. » (9 mai 1892).

 

« Le Dr James Harwey est mort hier à l’hôpital mixte sans avoir repris connaissance. » (10 mai 1892).

 

« La cataleptique qui causa, il y a neuf ans, la mort du Dr James Harwey et provoqua la crise terrible dans laquelle sombra la raison et le génie de feu le professeur Cornélis Bell est toujours à l’hôpital mixte… La science humaine s’avoue impuissante devant l’influence inconnue qui fait de celle qui fut la jolie miss May Geay une morte vivante… » (11 mai 1901).

 

 

                                                                                    Je suis Dieu, criait le Dr Cornélis. Je suis plus que Dieu ! Je rends la vie aux morts…

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Les Introuvables: « Les Découvertes De Demain »

Les Introuvables:

 » Ce que sera une rue de ville dans cinquante ans » : Les rues seront, dans un demi-siècle, non seulement bien différentes de ce qu’elles sont maintenant, mais aussi bien différentes de l’idée qu’on se fait généralement des villes futures. La verdure y sera répandue à profusion, car la science de l’hygiène aura elle aussi fait des progrès, et l’air pur y circulera parmi les installations électriques, les terrains confortablement aménagés, les maisons tournant avec le soleil…

 

En exhumant cet article paru dans la très célèbre revue « Je sais tout » et datant du 15 Mars 1905 ( Numéro 2), je voulais vous monter une fois de plus, qu’en matière de prévisions et de spéculations, nos illustres ancêtres avaient une bonne dose d’imagination. Même si certaines « inventions » prêtent à sourire, force est de constater que certains projets ne manquent pas de charme et si, sur le papier certaines peuvent nous séduire, il faut avouer qu’à l’heure actuelle nous sommes loin des résultats escomptés.

Pourtant, le lecteur attentif ne manquera pas de remarquer quelques audaces incroyables en matière d’hygiène, de transport et de communication, même si cette dernière fait plus appel à une technologie provenant en droite ligne des romans d’un certain Albert Robida. Il faut également saluer la prise de conscience de l’auteur (dont il m’a été impossible de relever l’identité) sur le point délicat et très problématique des nouvelles sources d’énergie. Il faut dire qu’à l’époque le signe du progrès consistait avant tout chose à une évolution basée sur la source électrique.

Cet article met en évidence une certaine foi en la science et l’auteur avec une verve relativement optimiste pour ne pas dire naïve, espère un bouleversement total de nos habitudes et de notre mode de vie. Il aurait été souhaitable, à moins qu’il n’ai survécu jusque là, qu’il constate par lui même que certes la science à évoluée, mais pour assouvir l’esprit de domination de l’espèce humaine, en utilisant son génie créatif à des fins autres que pour le bien de l’humanité. Cet article rentre dans les fameuses rubriques ainsi définies « Chaque numéro de « Je sais tout » est divisé en 9 grandes rubriques qui embrasent l’ensemble des connaissances humaine et des événements universels ». Ainsi La première rubrique intitulée « Science et nature » dans son numéro 1 fut consacrée à « La fin du monde » et rédigé par Camille Flammarion (passionnant et illustré par de superbes compositions de H.Lanos). Suivront d’autres articles forts instructifs qu’il nous sera peut-être possible de découvrir dans les pages de ce blog.

Toutes les magnifiques compositions qui accompagnent cet article furent réalisées par H.Lanos

 

 Les Découvertes De Demain

 

On peut s’attendre de la part de la Science à la réalisation de tous les miracles, et il n’est pas possible de prévoir tout ce qu’elle nous donnera. Du moins, peut-on envisager les découvertes qui sont en voie d’accomplissement, les découvertes de demain, et se figurer, moins avec de l’imagination qu’avec de la logique et du bon sens, les modifications qu’elles amèneront, d’ici une cinquantaine d’années au plus, dans le bien-être et la vie sociale de l’humanité. Pittoresque rêve que nous rêvons et que nos enfants vivront.

De tout temps, une instinctive curiosité, faite de je ne sais quelle nostalgie de l’inaccessible, a incité les hommes à se préoccuper autant du futur que du passé, et à essayer de se représenter d’avance ce qui pourrait arriver après eux.

Mais c’est surtout depuis que avènement de ce qu’on peut appeler la période scientifique, qui ne date guère que du XIXe siècle, a révolutionné l’univers et légitime, par une véritable explosion de merveilles, les plus audacieuses hypothèses, que les spéculations de ce genre ont pris définitivement l’essor, comme si, en vérité, elles traduisaient un état d’âme universel. Il suffit, au surplus, de rappeler les noms de Jules Verne, d’André Laurie et de Wells pour montrer quelle hauteur de vues et quelle popularité peut parfois atteindre cette littérature.

Malheureusement, presque toutes ces prophéties, en dépit (ou à cause) de leur ingéniosité, présentent un vice commun qui est de faire une part trop grande à la fantaisie et de tourner rapidement au mythe ou au roman- feuilleton. Il ne saurait en être autrement quand on envisage un avenir trop lointain pour pouvoir être rattaché par un fil solide aux certitudes du présent. Opérant ainsi dans l’inconnu, force est bien de lâcher la bride à l’imagination, aux dépens de la probabilité, et de réduire la thèse scientifique à n’être plus que l’assaisonnement de la fiction.

C’est à un tout autre point de vue, plus modeste, mais moins illusoire, que je voudrais me placer. Mon ambition se borne à essayer de pronostiquer les progrès immédiatement réalisables, quoique non encore réalisés, ceux qui, en un mot, sont « dans l’air » et s’annoncent comme le complément logique des progrès actuellement accomplis.

Comment iront les choses dans un demi- siècle, mettons pour préciser une date, vers 1950, ce qui ne fait que quarante-cinq ans? Il est permis de penser que la majorité de mes lecteurs auront la possibilité de vérifier par eux-mêmes si j’avais deviné juste. Quarante-cinq ans, au demeurant, n’est-ce pas plus que suffisant pour transfigurer la face du monde?

Je n’ai point, bien entendu, l’outrecuidante précaution de tout dire, ni d’éclairer tous les points obscurs. Il est, par exemple, certaines découvertes qui échappent, par leur nature même, à toute prévision. Ce sont celles qui éclatent à l’improviste, presque sans préparation, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein : témoin, par exemple, la découverte des rayons X, et celle de la radio-activité. Il n’est point impossible que quelque Rœntgen ou quelque Curie mette inopinément la main sur une force encore inconnue, sur un élément insoupçonné, dont la possession transformerait du jour au lendemain les conditions essentielles du travail et de la vie. Mais les trouvailles de ce genre comportent une telle proportion d’imprévu que je préfère confesser d’avance mon impuissance à leur endroit. Il va de soi que mon effort divinatoire se limitera aux grandes lignes, au dessin général, en négligeant les détails, qui auraient pourtant leur importance.

La science enrayera les grandes disettes vers lesquelles s’achemine l’humanité.

La première question qui s’impose à l’esprit est celle de l’alimentation, à laquelle toutes les autres sont nécessairement subordonnées. Il s’en faut qu’elle soit aussi oiseuse qu’elle peut en avoir l’air aux yeux des observateurs superficiels ou des professionnels de l’optimisme. William Crookes n’a-t-il pas soutenu naguère que tout au moins les populations qui se nourrissent de blé (le tiers de l’humanité, à vrai dire, et le tiers le plus intéressant pour nous, puisque nous en sommes) étaient menacées d’une inéluctable disette? Heureusement, Crookes avait exagéré. Tout d’abord, la superficie des terres fertiles est, en réalité, beaucoup plus étendue qu’il ne l’avait cru. Mais ce n’est là que le petit côté de la question.

On a pu affirmer que la France, à elle seule, était capable de nourrir sur son propre fonds, cent millions d’habitants. Or, ce qui n’était jusqu’ici qu’une théorie platonique ne va pas tarder à entrer dans la pratique courante. L’industrialisation de l’agronomie, si empirique et si rudimentaire encore, le perfectionnement indéfini des machines et des procédés agricoles, la collaboration des chimistes et des électriciens, l’irrigation méthodique, la sélection rationnelle des semences, la substitution surtout de la culture intensive à la culture extensive auront tôt fait d’accomplir ce miracle, sous les espèces de récoltes monstres, cinq ou six fois supérieures aux misérables moyennes de 12 à 18 hectolitres à l’hectare escomptées par W. Crookes.

La terre, en d’autres termes, sera un instrument docile et souple entre les mains de l’homme, qui la façonnera à sa guise, au lieu d’être son esclave et de subir sa loi. Son rendement sera devenu indépendant de son exposition, de sa fertilité naturelle, voire de son étendue.

Point même n’est besoin de rêver de méthodes extraordinaires. Il aura suffi d’appliquer systématiquement à la grande culture les procédés qui permettent à certains maraîchers de produire des centaines de tonnes de légumes à l’hectare. C’est que, positivement, ceux- là font leur terre, dont ils règlent à volonté non seulement la teneur en sels minéraux et en sucs fécondants, mais l’état physique, la température, l’hygrométrie. Ils la font si bien que son niveau s’exhausse chaque année de deux ou trois centimètres, et qu’ils l’emportent avec eux, tel un meuble, quand ils déménagent.

On finira par comprendre que ce qui réussit pour les choux et les carottes, les asperges et les tomates, peut aussi bien réussir pour les fourrages et les céréales, dût-on y mettre les mêmes soins minutieux qu’en horticulture, et faire intervenir les châssis vitrés et les thermosiphons, sans parler de l’électricité atmosphérique, tellurique ou industrielle, statique ou dynamique, sous forme de courants, d’effluves invisibles ou de rayons lumineux. Les capitaux, les intelligences et les bras s’étant, de force ou de gré, orientés de ce coté, chaque champ sera organisé comme une usine machiné comme un décor de féerie, ou plutôt comme un laboratoire.

L’agriculture s’affranchira des servitudes météorologiques elles-mêmes. Maîtresse du sol et de la température, elle le sera de la production végétale, dont elle aura appris à discipliner les exigences géographiques. Pas plus pour le blé que pour les primeurs ou les lilas, il n’y aura plus de latitude, ni de saisons. Peut-être, en 1950, n’aurons-nous pas encore atteint cet âge d’or où, dans l’agriculture comme dans l’industrie, l’art se sera substitué partout à la nature, mais nous en toucherons le seuil, et le meilleur des efforts de l’humanité laborieuse convergera vers ce but.

En 1950, l’homme sera en grande partie maître des variations atmosphériques

Faute de pouvoir encore gouverner souverainement les caprices du ciel et de l’atmosphère, nous saurons au moins les prévoir, dans une certaine mesure, et prendre nos dispositions en conséquence. C’est que les travaux de Norman Lockyer, de Zenger, de Th. Moreux, sur les taches du soleil et leur influence sur les vicissitudes terrestres, en fonction des latitudes, de l’exposition et du relief du sol et de la configuration des continents, auront porté leurs fruits. On pourra connaître à l’avance, au moins dans les grandes lignes, le temps qu’il fera, et, suivant les circonstances, se mettre sur la défensive ou prendre l’offensive contre les intempéries annoncées. Grâce à un système de paratonnerres conjugués recouvrant la campagne, hérissée de hautes pointes métalliques, formant une sorte de cage de Faraday, on écartera les orages, en soutirant en douceur l’électricité atmosphérique. Toute une artillerie pacifique, commandée par un réseau de stations de télégraphie sans fil, avec accompagnement de projectiles gazeux et de cerfs- volants ou de ballons bondés d’explosifs, sera chargée tour à tour de provoquer la pluie ou de dissiper la grêle. On préviendra de la même façon les gelées nocturnes, à l’aide des nuages artificiels provenant de bûchers dont l’allumage se fera automatiquement par l’intermédiaire de thermomètres à renversement. La protection des récoltes sera devenue un véritable service public, comme l’entretien des routes. Il n’est pas jusqu’aux cyclones, qui, dans les régions exposées à ce fléau, ne trouveront sur leur chemin les pièges détonants dont l’idée première appartient à Turpin.

Les climats les plus extrêmes auront du reste singulièrement perdu de leur hostilité. Je doute qu’on ait encore réussi, comme le proposa jadis Babinet, à canaliser le Gulf Stream, mais, par contre, l’habitude se sera inaugurée d’amener à la remorque des régions polaires d’énormes glaces flottantes jusque dans nos ports et nos rivières et de les y laisser fondre lentement, histoire de rafraîchir l’ambiance, par les temps de canicule. Le reboisement des montagnes et la mise en exploitation du Sahara et d’autres territoires désertiques, transformés en écu- moires aquifères par d’innombrables puits artésiens, parsemés d’oasis artificielles, recouverts d’eucalyptus, de casuarinas, de tamaris, etc., auront d’ailleurs suffi à régulariser le régime des eaux et à rétablir l’équilibre climatérique universel.

Comment, dira-t-on peut-être, réaliser de tels miracles? Comment, surtout, asservir la force végétative, si, comme l’a prédit M. Crookes, l’azote vient à faire défaut ?

La réponse est facile. Avant que les gisements inexploités des nitrates du Sahara et de l’Adrar, dont Jacques Lebaudy aura été l’un des premiers à pressentir la richesse, aient achevé de s’épuiser, il y aura bel âge qu’on aura créé tout le long des découpures du littoral, des kilomètres carrés de goëmonnières artificielles, susceptibles de fournir assez de ce fumier d’algues marines, si riche en azote, pour défrayer les besoins croissants de l’agriculture intensive.

Ce qui n’aura pas empêché de poursuivre parallèlement la culture méthodique des microbes nitrificateurs, et la fabrication, avec leur concours, aux dépens de l’azote atmosphérique, d’engrais tels que la « nitragine » et l’« alinite »…

En vérité, je vous le dis, les plus pessimistes n’auront plus, en 1950, à redouter de manquer d’azote, car ils en auront sous la main, par la grâce de la science, un stock inépuisable.

Sans compter que l’arsenal alimentaire de la famélique humanité se sera singulièrement enrichi d’ici là. Non seulement, l’augmentation de rendement de certains produits, et la création par sélection, croisement et acclimatement, de certaines espèces nouvelles, telles que  » la pomme de terre de l’Uruguay « , donnant des 50 et 60.000 kilogrammes de pommes de terre à l’hectare, auront accru ses ressources dans des proportions invraisemblables, mais nombre d’aliments exotiques, les fruits de l’arbre à pain, le taro, les ignames, le manioc, la banane surtout, dont la valeur nutritive est si grande que Stanley l’avait baptisée «la manne de l’avenir», seront entrés dans la consommation cosmopolite. On aura organisé, d’autre part, d’une façon rationnelle et systématique, la pisciculture et la piscifacture, repeuplé nos rivières, attiré, ensemencé, fixé le long des côtes, à côté des homards de Terre-Neuve, les harengs de la mer du Nord, les sardines et les thons du golfe de Gascogne, les morues d’Islande, tout un monde de poissons comestibles.

La chimie, de son côté, ne sera pas restée inactive. Elle n’aura pas encore peut-être franchi l’étape célébrée par Berthelot, après laquelle l’agriculture traditionnelle n’aura plus de raison d’être, toutes les substances alimentaires, solides ou liquides, pouvant être créées de toutes pièces dans le laboratoire, à l’aide d’éléments directement empruntés à l’air et à l’eau.

Elle aura déjà réalisé la synthèse du sucre, de l’alcool, et de la plupart des corps gras, dont la préparation, sans aucun emprunt au règne animal ni au règne végétal, relèvera de l’industrie banale. Elle aura également exprimé la quintessence de la viande, du lait, des œufs, des plantes alimentaires, de façon a faire entrer dans la consommation courante la série des extraits, poudres et sucs supranutritifs, dont la lécithine et la maïsine peuvent nous donner dès aujourd’hui l’avant goût, et réduire ainsi l’encombrement et travail de l’appareil digestif.

Nul besoin d’avoir pâli sur le problème pour pressentir que, dans cinquante ans, notre mode actuel de voyager sembler plutôt barbare à nos héritiers.

 

lesdecouvertesdedemain dans les Introuvables  lesdecouvertesdedemain3 I

llustration une: « Le Téléphote ou Télétroscope »: Non seulement on pourra se parler à distance, ce qui n’est maintenant banal pour nous, mais on pourra par une ingénieuse transmission des ondes lumineuses, se voir à travers les murs et les espaces et se donner m^me la sensation d’un contact direct comme celui d’une poignée de main.

Illustration deux » Le journal quotidien de l’avenir » : Au lieu de lire les journaux, la foule n’aura qu’à lever les yeux. Elle verra les événements dans leur propre réalité se dérouler sur le champ éblouissant d’un cinématographe alors que de véritables batteries de phonographes lui feront entendre ce qui sera digne d’être entendu

 

Comment les hommes voyageront-ils dans un demi-siècle ?

Y aura-t-il encore des chemins de fer ? Oui, sans doute mais combien transformés La passion de la vitesse n’ayant fait que croître e: embellir, il ne faudra plus pour satisfaire le public d’allures moindres de 200 à 250 kilomètres à l’heure; on ira donc de Paris à Marseille en moins de quatre heures Seulement, ce sera en roulant sur un fil aérien. Les chemins de fer de l’avenir, en effet, seront électriques,suspendus et monorails, sans autre contact avec le plancher des vaches que le pylônes métalliques supportant les câbles conducteurs Nuls obstacles ne les arrêteront, pas même les villes puisqu’ils passeront, le cas échéant, par-dessus. Ils enjamberont également, d’un saut, les fleuves et les bras de mer… Un autre moyen de franchir le Pas de Calais, ou d’autres détroits ,sans craindre le mal de mer, sera le bateau sous-marin, se halant électriquement le long d’un câble immergé.

Cette application des bateaux sous-marins ne sera pas, du reste, leur seul emploi extra-militaire. Ils serviront également à la pèche du corail, des éponges et des perles, au relèvement des épaves noyées, à l’inspection des passes et des fonds, à toutes les variétés d’explorations et d’opérations au-dessous de la surface de l’eau.

Ce seront des chemins de fer économiques, d’un débit énorme, car les départs se succèderont, jour et nuit, à courts intervalles, aussi peu encombrants que possible, voire mobilisables, rien n’empêchant de les déménager à peu de frais, lorsque l’ancien trajet aura cessé de plaire. Ils seront réservés aux correspondances, aux colis postaux, aux denrées altérables, aux voyageurs pressés, a tous les colis, vivants ou non, ayant besoin d’aller vite. Les vieilles voies ferrées sur lesquelles circuleront de véritables maisons roulantes, serviront au transport des marchandises lourdes et qui peuvent attendre, et aussi des gens qui préfèrent le confort à la rapidité.

Entre les stations intermédiaires que des servent aujourd’hui les trains omnibus et les diligences, les communications seront assurées par un système complet de tramways électriques, mais surtout par des omnibus automobiles, électriques, bien entendu. Des voitures automobiles ! Il y en aura partout, jusqu’au fin fond des campagnes les plus reculées…

On créera pour elles des pistes spéciales, comme il y en aura pour les bicyclistes et les piétons. Etablies sur des modèles uniformes, elles seront excessivement simples, et se composeront de pièces interchangeables, faciles à remplacer n’importe où, comme on regonfle un pneu. De telle sorte qu’elles pourront être conduites, ni plus ni moins qu’un moteur à crottin, par le premier venu — l’apprentissage faisant partie intégrante de l’éducation générale — et que la fâcheuse « panne » sera réduite au minimum. Quand au danger de cette circulation intensive, il sera pour ainsi dire nul, toutes les voitures étant réglementairement munies d’un appareil avertisseur, signalant, proprio motu, les excès de vitesse, et même y mettant un terme d’autorité, toujours automatiquement, en actionnant les freins, au-delà d’un maximum déterminé. Il va de soi, d’ailleurs, que toutes les routes étant goudronnées ou pétrolées, ainsi que les rues des villes, la poussière ne sera plus que le souvenir confus d’un mauvais rêve.

La concentration des agglomérations urbaines dépendant de la commodité, du rayon d’action et de la capacité des moyens de transport, vers le milieu du XXe siècle, les villes tendront à devenir tout à la fois plus vastes et moins denses. La mode ne sera plus aux ruches de pierre dans lesquelles s’empilent aujourd’hui les multitudes. On commencera à voir éclore de toutes parts ces « cités-jardins » qu’on expérimente déjà en Angleterre, dont la généralisation ramènera vers la campagne l’exode des populations rurales. Le pays entier ne sera plus qu’une ville immense, ou plutôt un immense parc, semé de riantes villas, entourées d’arbres et de fleurs, avec, par ci par là, des agglomérations« ganglionnaires », où se concentreront les services publics, reliées entre elles par des trottoirs roulants, le téléphone automatique (permettant aux abonnés de converser directement entre eux, sans l’intermédiaire d’aucune « demoiselle »), le téléphote même ou télétroscope, qui leur donnera la possibilité magique de se regarder a distance à travers les murs, dans le blanc des yeux, tout un écheveau de pneumatiques pour les paquets, et de fils, non plus télégraphiques, mais. « télautographiques », les dépêches transmises s’inscrivant à domicile.

Là, les rues seront propres, grâce à la suppression de la poussière, la disparition des chevaux, à l’évacuation des ordures par des émonctoires souterrains où se feront toutes les besognes grossières : peut-être même seront-elles flanquées d’arcades couvertes, où l’on pourra circuler en tout temps. Elles seront saines, car elles seront lavées en permanence avec de l’eau de mer, naturelle ou artificielle, électrolysée, antiseptique, désodorisante et microbicide, dont la distribution à travers les égouts, les éviers, etc. assurera du même coup la désinfection des appartements. Plus de fumées, naturellement, d’abord parce que la consommation du charbon sera devenue presque insignifiante, et parce qu’on aura appris a utiliser en vase clos les moindres produits de la combustion ; plus de vapeurs ni de gaz toxiques; plus de miasmes.

Les maisons futures, merveilles de simplicité et de confort

Bâties à la mécanique à l’aide de machines à maçonner et de gabarits métalliques, les maisons se rapprocheront de plus en plus de l’idéal, du confort et de la salubrité.

Elles seront chauffées et éclairées à l’électricité, qui fournira également la force motrice nécessaire à la manœuvre des ascenseurs et des monte-charges, des machines a coudre et a tricoter, à laver la vaisselle et à cirer les chaussures, des ventilateurs, des balais pulvivores et des appareils pneumatiques poulie nettoyage des tapis. La cuisine s’y fera de même à l’électricité, sans odeur, cendres ni fumées, tandis qu’une circulation, réglable à volonté, d’eau chaude et d’eau froide, voire même, l’été, de gaz réfrigérants, y fera régner une température toujours égale. Pour les maniaques de la microbiophobie, il sera même possible de n’y faire pénétrer que de l’air préalablement filtré et stérilisé, qu’on renouvellera, comme dans les hôpitaux, au moyen d’air artificiel,chimiquement pur, provenant de la dissolution de pastilles aérogènes d’oxylithe, ou d’insufflations d’air liquide. (L’air liquide aura évidemment reçu d’autres applications. Il aura servi surtout à produire l’oxygène à un bon marche tel qu’il s’en sera suivi un véritable bouleversement dans la métallurgie, dans la préparation de l’acide sulfurique, du chlore, de l’ozone, des carbures métalliques, du gaz pauvre, dans la verrerie, l’industrie du froid, etc.)

Beaucoup de ces maisons seront du type dit « héliotropique » : ce qui signifie que, posées sur une plaque tournante, elles pourront être orientées au gré des habitants, de façon à présenter leur façade tour à tour du côté du soleil ou du côte de l’ombre, et a s’abriter contre le vent et la pluie.

Dans les cités-jardins de l’avenir, les conditions générales de la vie se seront modifiées aussi profondément que l’aspect extérieur des choses, non seulement en raison des transformations précitées de l’outillage et de l’aménagement, mais encore et peut-être surtout, en raison de la prodigieuse extension qu’auront pris le phonographe et le cinématographe, et dont se sera engendrée une véritable métamorphose dans des procèdes de correspondance, des méthodes d’enseignement, de la publicité, de la propagande politique ou religieuse, artistique ou commerciale, de la presse et du théâtre.

Je n’ai ni le temps ni l’espace, pour donner a Cette affirmation tout le développement qu’elle comporte, mais il suffit d’y réfléchir un brin, en tablant sur ce qui s’est fait, à ce point de vue, depuis quatre ou cinq ans, pour en avoir une idée approximative. Songer simplement que la voix humaine pourra être fixée et reproduite au moyen de phonogrammes de la taille et de l’épaisseur d’une carte postale, faciles a réunir en volumes, et qu’on pourra évoquer à tout instant, et que le cinématographe, agrémenté de la photographie directe des couleurs, permettra de faire revivre, avec toute la puissance suggestive d’une leçon de choses et d’un spectacle vécu, devant plusieurs milliers de personnes, n’importe quelle page de l’histoire d’hier et de celle d’aujourd’hui et même de demain. Songez que, d’ici dix ans, ces merveilles courront les rues, à la disposition des plus pauvres bourses, obsédant les oreilles et les yeux, et voyez tout ce qu’il pourra en sortir de révolutionnaire ! Reste le point le plus grave. Où prendre la colossale force motrice nécessaire à la mise en œuvre de tant de merveilles ?

Impossible, bien entendu, de compter comme nous 1’avons fait jusqu’ici, sur le charbon. Tout d’abord, en effet, les charbonnages tendent à s’épuiser d’autant plus rapidement que les exigences de l’industrie ne cessent de croître dans des proportions fabuleuses, sans que l’arrivée sur le marché de la houilles provenant des gisements encore vierges de l ‘Afrique et de l’Asie puisse combler le déficit. D’ailleurs, au fur et à mesure que le charbon va en se raréfiant, les difficultés d’extraction, les frais de transport, le coût de la main-d’œuvre, en rendront les prix de moins en moins abordables. Force sera donc de la ménager avec soin. C’est pour cela que les usines à gaz seront installées à la porte des charbonnages, d’où le gaz sera distribue a la ronde, voire même a de longues distances, sous pression, par des conduites souterraines. (L’industrie du gaz existera donc encore, maigre son inutilité apparenter1 Parfaitement! Seulement le gaz d’éclairage, le gaz proprement dit, ne sera plus qu’un sous- produit de l’industrie principale, celle des produits chimiques, matières colorantes, etc.. dérivés du goudron de houille.)

La houille blanche, la houille verte la houille bleue remplaceront la houille noire

D’autre part, l’on apprendra à utiliser de mieux en mieux les forces naturelles, et, en particulier, les forces hydrauliques. Malheureusement, la houille blanche, elle-même, n’aura qu’un temps, comme les glaciers d’où elle procède. On en viendra donc à mettre à contribution la houille verte, c’est-à-dire la force du courant des rivières ordinaires, qui finiront à la longue par être toutes aménagées en vue de la production et de la distribution de l’énergie. On commencera aussi à mettre a contribution, au moins sur certains points privilégiés, la houille bleue, c’est-à-dire la force des marées. Pendant ce temps-la, on verra se multiplier les moulins à vent, ou plutôt les turbines atmosphériques, s’orientant toutes seules dans le sens de la brise, et repliant automatiquement leurs ailes, aussitôt que la rafale dépassera une certaine vitesse à la seconde : ces machines serviront surtout à charger des accumulateurs, autrement dit à mettre de la force en bouteilles. Ce qu’on demandera aux accumulateurs, ce sera d’être robustes et résistants, et d’avoir un débit régulier et constant sous une grande capacité. Il y aura bel âge qu’on aura renoncé à l’utopie décevante, et d’ailleurs inutile, de l’accumulateur ultraléger, qui impliquait la découverte d’un nouveau corps inconnu… et improbable.

On utilisera également la détente des gaz liquéfiés et la déflagration des explosifs dont le nombre et la variété seront bientôt pour confondre l’imagination), sous la forme de chapelets, de pastilles fulminantes, mathématiquement calculées pour développer chacune une puissance déterminée.

Mais la grosse affaire, ce sera surtout l’avènement de la pile thermo-électrique, mettant réellement l’électricité à la portée de tous.

Rien n’empêche de croire que d’ici à quelques années, plus tôt peut-être, un homme de génie ne tourne les difficultés inhérentes à ce problème, à l’aide de subtils procédés physiques et chimiques, et ne mette à notre disposition un corps inédit, facile à trouver partout, facile à travailler, peu fragile et peu coûteux, qu’il suffira de chauffer par un bout, dans certaines conditions, à l’aide d’un procédé quelconque, fût-ce même avec une lampe à alcool, pour obtenir, à flux continu, des courants électriques industriels.

Dès lors, les conditions du travail seront transfigurées, puisque le rendement effectif de la chaleur du combustible sera portée, de 15 %, son maximum actuel, à 85 ou 90 %. C’en sera fait des machines à vapeur, des chaudières géantes et des dynamos, de tout cet attirail encombrant et compliqué. On construira, sans peine, des moteurs de toute taille et de toute puissance, actionnant aussi bien les locomotives et les paquebots de haut bord que le métier à broder familial. Il serait même possible à tout un chacun de chauffer et d’éclairer sa maison avec la chaleur perdue du fourneau de la cuisine, si, en 1950, il y a encore des cuisines et des fourneaux.

Ce sera d’autant plus facile, en ce qui concerne l’éclairage, que les lampes à incandescence, avec leur filament bête, auront vécu pour faire place à la lumière froide des tubes de Geissler perfectionnés, engendrée par phosphorescence des gaz raréfiés, restituant 70 ou 75 % de l’énergie dépensée.

Je ne parlerai que pour mémoire du froid artificiel, qui aura pourtant révolutionné de fond en comble, non seulement l’industrie de conserves et des denrées alimentaires, mai encore la pratique des laboratoires, l’hygiène publique et privée, la fabrication des produits chimiques, le fonçage des puits et tunnels, etc.

Telle est l’analyse, fatalement incomplète et défectueuse, de ce que, en partant de l’observation du connu, il est permis d’entrevoir du probable de l’économie industrielle, du travail et de la vie dans une quarantaine d’années. Il n’y a là dedans rien de « sorcier », le germe de toutes ces possibilités existant déjà dans ce que nous voyons autour de nous : il n’en faudra pas davantage, cependant, pour développer la puissance humaine.

Les hommes en vaudront-ils mieux? En seront-ils plus heureux? C’est une autre question, qu’il ne m’appartient pas de résoudre, ni même d’aborder. Peut-être cependant est- il permis d’espérer qu’en prenant de plus en plus conscience de la toute puissance relative à la science, en même temps que des difficultés de son œuvre, il auront appris la tolérance réciproque et la patience, c’est-à-dire ce qu’il y a de meilleur dans la philosophie.

 

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 » Une exploitation agricole en 1950 « : Tel sera dans une cinquantaine d’années , l’aspect étrange d’un champ d’exploitation. La culture intensive sera organisée partout avec une prodigieuse complexité de machines et d’appareils.

 

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« Le chemin de fer de l’avenir » : Suspendus à des rails, les trains de voyageurs se précipiteront sans obstacles, à des vitesses inouïes
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« Les futurs rivages de la mer «  : Moulins, machines, turbines, appareils de toute sorte, tel sera l’aspect des bords de la mer dans moins d’un demi-siècle.



Les Introuvables: »Le Grand Oiseau Américain » de Wilfrid De Fonvielle.

Astronome, physicien, inventeur, Samuel Pierpont Langley fut également un pionnier de l’aviation comme en témoigne le texte que vous allez découvrir ci-dessous. Fervent défenseur de la catapulte pour permettre à un plus lourd que l’air de décoller avec suffisamment de puissance, ces nombreuses tentatives ne se conclurent pas de manière satisfaisante le forçant ainsi à abandonner le projet.

L’illustration qui accompagne le texte de Wilfrid De Fonvielle, un habitué de ce genre de revues, fut réalisée par J.Beuzon et fait preuve d’une certaine « élégance ». Cette curieuse machine me fait plus penser à un « grand oiseau » du courant Steampunk, qu’à l’invention relativement hasardeuse d’un homme de science. Quoique ! À bien y réfléchir, bien souvent ce genre de spéculations scientifiques, furent les prémices d’inventions extraordinaires qui marquèrent à jamais le cour de notre histoire.

L’expérience relatée ici s’est déroulée au dessus de la rivière Potomac, l’appareil privé de train d’atterrissage devait en effet se poser sur l’eau. Si le texte que vous allez lire ne relève pas de la pure conjecture, il nous prouve si besoin en était, qu’en matière d’imagination les scientifiques ne manquent ni d’audace ni d’inventivité.

« Le grand oiseau Américain » de Wilfrid De Fonvielle . Dans la revue « Journal des voyages » du Dimanche 14 Février 1904.N°376.

Les géologues ont découvert quelque part, en Amérique, les restes d’un immense ptérodactyle, lézard volant des premiers âges. On s’est empressé de déclarer que c’était le plus grand oiseau, qui eût jamais existé. Cette articulation est fausse. En effet, celui dont nous représentons la pittoresque image est de dimensions encore plus extraordinaires.

Il est vrai qu’il n’a pas volé bien longtemps, car à peine s’il s’est soutenu tant bien que mal pendant une ou deux secondes, malgré la manière hardie dont on l’a lancé dans l’espace ! Que de fois le public sympathique à la conquête de l’air a assisté à un naufrage analogue! Le grand oiseau américain éprouve un sort trop commun dans l’histoire des folies aéronautique pour qu’il y ait lieu de s’en émouvoir.

M. Langlev, secrétaire de l’Institut Smithsonian, est l’inventeur de ce singulier oiseau artificiel dont l’élaboration a été très longue, car il y a peut-être vingt ans que M. Langley s’adonne avec un zèle infatigable à combiner une machine qui, par la puissance de ses muscles d’acier, triomphe de la pesanteur.

Que n’a-t-il eu l’heureuse idée de voyager dans cet océan atmosphérique dont il veut dompter les caprices ! Il aurait mieux compris la difficulté de la tâche à laquelle il se consacrait, il se serait aperçu qu’il y a des moyens plus doux, pour triompher de la plus brutale des forces naturelles.

Il dirige à Washington l’établissement scientifique le plus riche du monde : il a en outre à sa disposition les dons d’un grand nombre de millionnaires bien disposés pour contribuer au progrès des sciences ; c’est un physicien habile, qui n’épargne ni la peine ni les dollars et qui a l’habitude de faire grand. On voit, du reste; que son oiseau a été exécuté sur une échelle tout à fait gigantesque; la taille des hommes qui fuient épouvantés afin de ne point être écrasés par sa chute en donne la mesure.

La catastrophe s’est produite le samedi 14 septembre 1903, dans la baie de WideWater, sur le Potomac.

C’était un spectacle étrange de voir cette masse énorme se détacher rapidement de l’immense tour de bois qui flotte là-bas dans le lointain, puis, à peine en l’air, piquer une tête d’une façon si désordonnée, si déplorable. On eût dit que l’oiseau désespéré faisait des signes de lamentation en se précipitant malgré lui dans l’eau du grand fleuve.

Quoiqu’il n’y eût pas eu mort d’homme, la catastrophe était réellement dramatique. En effet, il y avait mort d’idées. Les journaux américains ont rapporté que, désespéré, M. Langley était parti pour l’Europe ! Quelle différence avec le triomphal voyage de M. Santos-Dumont, qui est allé réparer sa santé en s’échauffant à l’enthousiasme de ses compatriotes électrisés par les performances de son ballon pointu des deux bouts.

Le malheur de M. Langley, savant estimable et estimé, c’est qu’il s’est laissé prendre aux sophismes des rhéteurs qui ont prétendu que l’homme avait droit au vol et qu’il était déshonoré s’il avait besoin d’une allège aussi gênante qu’un ballon pour être admis dans l’empire de l’air.

S’il s’était contenté d’une tâche plus facile, il aurait fait certainement merveille comme les physiciens ou les touristes qui, sans esprit préconçu, se contentent d’améliorer les ballons.

Cependant M. Langley n’est point du tout un de ces illuminés qui croient que dans l’état actuel de la dynamique, on peut raisonnablement se proposer de construire un chariot volant comme celui du prophète Elie! Il n’a pas les illusions d’une foule d’inventeurs dont on nous raconte chaque matin les combinaisons abracadabrantes.

Il sait très bien qu’il n’existe point en ce moment, même dans les ateliers d’Edison de dynamo qui puisse être enlevée par un propulseur quelconque, auquel on fournirait, par deux câbles électriques la retenant captive, toute l’énergie qu’elle est capable d’utiliser.

Les grandes ailes, qui ont été construites avec beaucoup d’art, ne sont destinées qu’à entretenir le mouvement imprimé par une force extérieure, lors du départ, car l’oiseau dont nous voyons le triste sort ne s’est point envolé tout seul, il a été poussé sur le flanc droit et sur le flanc gauche par une catapulte spéciale, disposée sur la haute plate-forme de la tour flottante.

Il semblait que la mission qu’on donnait à ces ailes simple, élémentaire. En effet si les oiseaux en plume, en chair en os font quelques efforts, c’est uniquement lorsqu’ils quittent terre ; lorsqu’ils sont lancés, ils n’ont pas l’air de bouger. Avec quelle grâce ils tracent leurs sillons charmants dans les régions qui sont l’antichambre de l’Olympe, avec quelle impertinence ils se plaisent à narguer les pauvres hommes !

A peine s’ils prennent la peine de remuer les ailes. On dirait qu’ils planent sou- tenus par une force invisible.

L’oiseau volant d’Amérique est en réalité un insecte, il ressemble à une libellule, un des plus charmants modèles que l’on ait pu prendre. Il n’y manque que la tête et par conséquent les yeux, mais il n’a pas besoin de voir clair; M. Langley ne lui demande qu’une chose, de filer en ligne droite dans la direction imprimée, une fois pour toutes, par la queue, qui est énorme.

Si la libellule titanesque avait pu voler pendant une petite heure, une petite demi- heure, peut-être un grand quart d’heure; si elle s’était approchée doucement des vagues, si on avait pu la repêcher sans avarie, on aurait recommencé l’expérience un nombre prodigieux de fois. On aurait fini par connaître à fond le maniement de chacun de ses organes, et les mêmes catapultes auraient servi à la lancer avec une force de plus en plus considérable. Quand on aurait fini ces études préalables, qui auraient produit dans tout l’univers une émotion intense, Mr Langley aurait fait construire un oiseau, sur le dos duquel aurait grimpé hardiment un aéronaute. Ce mortel intrépide aurait servi d’yeux et de cervelle, il aurait vu et pensé, et l’oiseau mécanique aurait possédé à un degré féerique toutes les facultés d’un oiseau naturel!

Evidemment, le vent n’aurait point eu la moindre prise, sur le corps de treillis de fil d’acier qui a 20 mètres de longueur, mais dont le diamètre est vingt ou vingt-cinq fois moindre.

La machiné à pétrole aurait eu raison de la plus violente tempête. L’ouragan ne l’aurait pas fait broncher.

Les préparateurs de M. Langley vont, parait-il, continuer les expériences de leur patron jusqu’à ce que « Mort de l’oiseau » s’ensuive. Mais il est difficile d’avoir grande confiance dans la puissance de ces combinaisons bizarres. Les avis, hélas! n’ont pas manqué à ce pauvre M. Langley.

Avant de lancer le grand modèle, qui a coûté fort cher (car la contribution du gouvernement américain, à elle seule, s’élève à 350,000 francs), il avait commencé par se servir d’un plus petit, d’une longueur sept ou huit fois moindre ; mais l’expérience, quoique préparée d’une façon si sage, a été désastreuse. La machine a cessé brusquement de fonctionner, au lieu de se ralentir petit à petit afin de permettre à l’oiseau de s’approcher progressivement de l’eau, comme le voulait, le programme. Celui-ci est tombé brusquement d’une hauteur de plus de 30 mètres. Les ailes ont été semées de-ci de-là, et la queue a filé si loin qu’on a eu du mal à la rattraper. La machine était en miettes, et le corps n’était plus, hélas! Qu’un tas de fils d’acier, une perruque où le diable lui-même n’aurait rien pu démêler!

En outre, ce grand modèle n’est pas parti du premier coup.

Pour arriver à faire cette chute fantastique, il a fallu s’y prendre à deux fois. La première tentative a avorté parce que la machine ne voulait pas actionner les ailes destinées à continuer le mouvement. Il a fallu ramener l’oiseau dans son nid, ou plutôt au laboratoire, afin de lui faire exécuter le saut vertigineux qu’il accomplit devant nos lecteurs.

Comme on le voit, la conquête de l’air est hérissée de difficultés qui arrêtent les chercheurs les plus habiles, les plus intrépides et les mieux outillés. Ce n’est pas une raison pour désespérer, pour perdre courage, mais c’en est une pour ne pas s’entêter à chercher des combinaisons fantaisistes.

Au milieu de ces excès de direction mécanique, les voyages aériens se multiplient non seulement en France, mais en Russie, en Allemagne et surtout en Autriche, où M. Gilberer vient d’être nommé président de l’Aéro-Club.

C’est un homme pratique qui étudie avec soin toutes les manœuvres, tous les agrès de l’aérostation, et forme des élèves dont nous avons souvent à enregistrer les merveilles. Son fils est resté seul pendant dix-neuf heures à bord d’un ballon de 800 mètres cubes gonflé au gaz d’éclairage !

M. Valentin, météorologiste du Bureau central viennois, a fait en suivant ses conseils 1300 kilomètres avec un ballon de 1, 200 mètres. Il a rapporté un nombre incroyable d’observations curieuses, et il s’est élevé à près de 8 000 mètres sans avoir besoin de respirer l’oxygène.

P-S

Au moment où nous achevons de tracer ces lignes, nous apprenons qu’il s’est trouvé un homme intrépide pour se placer sur le dos de l’oiseau artificiel de M. Langley.

Nous crierons bravo, car le courage a toujours droit à notre admiration. Inutile de dire que l’issue de l’expérience a été un plongeon aussi rapide que celui que nous avons décrit.

S’il ne s’agissait pas de l’œuvre d’un savant, d’une réputation universelle, de l’honorable secrétaire du Smithsonian, nous laisserions ce nouveau Moïse sauvé des eaux crier miracle, et déclarer que la machine a commencé par marcher d’une façon régulière pendant une Seconde. Mais avec un inventeur qui trouvera des complaisants dans toutes les académies du monde, nous devons à notre grand regret nous montrer plus rigoureux défenseur de la vérité. Nous déclarons que les résultats de cette nouvelle équipée scientifique ont été absolument nuls.

Wilfried De Fonvielle

 

Les Introuvables:



Les Introuvables: « La lampalagua »

A l’époque des voyages dans des pays lointains et des grandes explorations, les mythes et légendes allaient bon train. Ainsi, nourris des nombreuses croyances locales et de récits déformés par une population superstitieuse ou crédule, il n’était pas rare que les intrépides aventuriers soient confrontés à des histoires extraordinaires peuplées de créatures fantastiques et terrifiantes.

Les lecteurs de la revue « Journal des voyages » et du « Globe trotteur » pouvaient ainsi se délecter de témoignages « Authentiques » pouvant laisser planer quelques doutes sur la réalité des choses qui nous entourent. Après le serpent de mer de Marcel Roland, publié dans les pages de ce blog, vous allez être cette fois confronté au terrible « Lampalagua » dont l’illustrateur nous procure sur cette couverture, une bien incroyable proportion.

« La Lampalagua » de Raphaël de la Grillére paru dans la revue « Le globe trotter » du Jeudi 25 Décembre 1905. N) 204. Illustré par Holewinski

« On a donné le nom de Lampalagua, dans l’Amérique latine, à un serpent de grosse taille, qui inspire une assez grande terreur, mais que l’on rencontre couramment dans ces régions. En réalité, la Lampalagua est un animal préhistorique. Certaines personnes prétendent en avoir vu dans les solitudes profondes de l’Amérique. Le jeune auteur de talent qui a écrit l’article suivant ne fait que relater une conversation entendue, mais il a communiqué à son récit une telle impression de terreur, que l’on ne peut pas se dispenser, en le lisant, de se rappeler les plus émouvants chefs-d’œuvre d’Edgar Poe. »

Nous prenions le thé, l’autre soir, chez le peintre chilien Thomson, dans son atelier de la rue Denfert-Rochereau. L’Amérique latine était représentée là par deux littérateurs argentins, par un sculpteur péruvien et par cinq ou six autres artistes, originaires de l’une des anciennes possessions espagnoles ‘qui, toutes, sont aujourd’hui des républiques indépendantes. J’étais le seul Français Thomson m’avait pris à part ; et, feuilletant un album, il me faisait admirer les reproductions des plus curieux paysages de la Cordillère des Andes. Je m’intéressais particulièrement aux pics géants qui dépassent partout la limite des neiges perpétuelles, aux volcans encore en activité et aux nombreux lacs dans les vallées de son merveilleux pays. Je ne m’occupais plus du tout de ce que disaient les autres. Cependant, la conversation que tenaient les deux littérateurs argentins, devint, à un moment donné, si aigre- douce, que Thomson et moi nous levâmes les yeux de sur l’album pour regarder de leur côté.

Un mot magique

- Vous ne l’avez pas vu ! S’exclamait l’un.

- Et moi je vous soutiens que si ! Criait l’autre.

- J’ai vu la Lampalagua. Ce mot produisit un effet magique sur toute l’assistance. Tous les yeux se tournèrent comme par enchantement vers Aranzuez. Thomson même, oubliant que j’étais son hôte, ferma brusquement l’album qu’il tenait à la main, se leva de sur le divan où nous étions assis et alla s’asseoir tout près du sculpteur : il était évident que la Lampalagua mettait dans l’esprit de tous ces Américains du sud quelque chose comme une apparition monstrueuse. Etait-ce encore la pénombre en laquelle nous nous trouvions alors que tombait le jour ? Je n’en sais rien. Mais tous les visages m’apparurent comme marqués par la terreur. Et, par un de ces phénomènes, parfaitement explicables quand on est affecté d’une très grande nervosité, sans savoir au juste de quoi il s’agissait, je sentis passer, moi aussi, sur ma nuque, le petit frisson de la peur qui agissait apparemment sur celle des autres. La physionomie du brun Aranzuez était d’ailleurs bien faite en ce moment pour justifier mes impressions : ses cheveux, qu’il portait coupés ras, étaient comme dressés sur sa tête, ses yeux brillaient d’un éclat étrange et ses membres étaient a cités d’un tremblement singulier : en imagination, il voyait certainement encore la Lampalagua.

Avec la déférence qu’on a ordinairement pour ceux qui savent des choses sensationnelles et sur lesquelles on désirerait être renseigné, Thomson dit à Aranzuez :

– J’ai souvent entendu parler de ce monstre ; un des amis de mon père fut même envoyé par la Société de Géographie à sa recherche : des paysans l’avaient aperçu dans la vallée, près du lac Desagueders, il y a de cela une soixantaine d’années, mais tout ce qu’on fit pour le retrouver fut vain.

Je sais cela, répondit Aranzuez. On a dit même, à ce propos, que la Lampalagua est le seul spécimen des murènes antidéluviennes qui soient encore sur le globe. Vous savez que les mœurs de la murénine sont encore imparfaitement connues. D’autres l’ont identifiée récemment avec le serpent de mer qu’on a retrouvé dans la baie d’Along. En somme, on ne sait rien da précis sur cet animal. Quoi qu’il en soit, je ne souhaite pas, même à mon plus mortel ennemi, de passer la minute terrible durant laquelle; il nous fut permis, mes compagnons et moi, d’apercevoir le monstre.

En face du monstre

- En quel endroit l’avez-vous vu ?

- Sur un des versants des Cordillères.

- C’est étrange !

- Et voici comment : Il y a de cela quelques années, alors que le chemin de fer de Santiago ne pénétrait pas encore au cœur de la Cordillère, je devais me rendre de la capitale du Chili dans une petite localité située sur les bords du rio Teca, sur le territoire de la République Argentine. Il me fallait au moins huit jours à dos de mulet pour accomplir ce trajet. Comme vous ne l’ignorez pas, il est impossible de voyager seul dans ces contrées montagneuses, quand on en connaît justement le danger. Je demandai donc à sept de mes amis qui se disaient grands chasseurs d’ocelots et de condors de vouloir bien m’accompagner dans ce périlleux voyage. Ils acceptèrent avec un enthousiasme qui me parut bien un peu exagéré pour qu’il fût sincère ; mais, l’amour-propre aidant, un beau matin nous quittâmes Santiago, équipés de pied en cap.

Cette première journée ne fut marquée que par un de ces incidents n’offrant qu’un intérêt relatif : un de mes compagnons, qui s’était éloigné de la troupe pour tirer un condor, qu’il manqua, resta tout le jour comme honteux d’avoir crié : « Au secours ! » en voyant le rapace filer comme une flèche vers le ciel, tracer de son vol un grand cercle, puis redescendre avec la rapidité d’un bolide , jusqu’à la hauteur de douze mètres environ au dessus de la tête du chasseur et, de là, tournoyer, tournoyer toutes griffes dehors. D’un coup de fusil, je débarrassai mon compagnon de l’oiseau de proie. Ferez ne me remercia pas. Je crois même, tout compte fait, qu’il m’en voulut un peu de lui avoir rendu service. Mais passons. Mon but, en vous racontant cette histoire, n’est pas de « psychologuer » A la nuit tombante, nous avisâmes une clairière qu’un tronc d’arbre énorme traversait de part en part : un arbre géant et comme je n’en avais jamais vu. Autant que je puis en juger rétrospectivement, cet arbre avait bien cinquante mètres de longueur, l’écorce en était semblable à celle du chêne ; sa grosseur totale mesurait au moins neuf mètres de circonférence. Nous étions, d’ailleurs, si fatigués les uns et les autres qu’aucun de nous ne se demanda comment cet arbre avait pu être abattu dans ces solitudes. Quant à moi, je me dis : « le bel arbre » et je ne poussai pas plus loin mes investigations ; cette clairière me paraissait propice pour passer la nuit à la belle étoile et cela me suffisait.

Après avoir allumé un grand feu pour éloigner les fauves, dessellé les mules, placé les selles sur le tronc et enroulé chacun autour de son bras les brides de sa bête, nous nous étendîmes sur la mousse et nous nous endormîmes profondément.

Panique générale

Au milieu de la nuit, nous fûmes brusquement réveillés par nos montures, qui tiraient sur leur bride avec une telle force, que plusieurs d’entre nous furent traînés sur le sol. Que se passait-il ? La terre tremblait peut-être… Nous nous levâmes pour maîtriser les bêtes et c’est alors que nous vîmes que le tronc d’arbre se mouvait lentement, serpentait à travers la clairière, tandis que les selles que nous avions placées dessus gisaient à terre… Ce n’était pas auprès d’un arbre géant que nous nous étions endormis avec confiance, c’était tout près de la Lampalagua.

Aucun de nous ne songea à tirer le monstre. Nous étions comme pétrifiés par l’émouvant spectacle qui se déroulait sous nos yeux. Puis, soudain, comme si nous nous étions donné le mot, chacun sauta sur sa mule. Les bêtes affolées prirent le galop. Et, durant quelques heures, ce fut une chevauchée infernale : nous longions des précipices de plus de cent mètres de hauteur ; nous volions au- dessus des roches et des torrents, nous enfoncions dans d’inextricables taillis. . Comment arrivâmes-nous vivants à cabane située dans la vallée et qui fut élevée en cet endroit pour servir de gîte au voyageur perdu dans la Cordillère ? Je ne sais plus : vingt fois nous avions risqué notre vie. Nous nous comptâmes. L’un de nous, Perez, manquait.

– Il faut aller à sa rencontre, dis-je, encore tout tremblant d’émoi.

Personne ne répondit. Mes compagnons étaient comme devenus muets.

Fou de terreur

J’allais partir tout seul à la recherche de Pérez quand je le vis déboucher de la sente par laquelle nous étions venus. Il se tenait debout sur les étriers, tandis que sa mule courait ventre à terre. Il était pâle comme un suaire. Ses yeux grands ouverts étaient effrayants. Il criait, il hurlait plutôt :

- Lampalagua ! Lampalagua !

Le malheureux était devenu fou de terreur … Il y eut une pause de silence, durant laquelle chacun donna libre cours à propres pensées. La nuit se faisait dans l’atelier du peintre Thomson, et tous les objets y prenaient une forme bizarre.

De nouveau, Thomson interrogea Aranzuez. Il lui demanda comment finit son voyage et ce qu’était devenu Perez. Puis, les autres Américains firent à Aranzuez d’autres questions. Je n’écoutais plus : abîmé dans mes réflexions, je songeais qu’il est dans les profondeurs de la terre de nombreuses cavernes que des cataclysmes ont fait s’entr’ouvrir et où vivent peut-être encore, depuis les temps les plus reculés, des monstres plus effrayants que la Lampalagua.

Raphaël de la Grilliére

 

Les Introuvables:

 



Les Introuvables: « En L’an 2000″ de Gérard d’Houville

Cette nouvelle de Gérard d’Houville fut publiée dans la revue « Lecture pour tous » de Noël 1921. Ce numéro est assez spécial puisqu’il est consacré aux « Sept merveilles du monde moderne » : « Le villes flottantes, L’universel cinéma, L’acier roi, La Parisienne, Le ciel dévoilé, La fée électricité, Les Léviathans de l’air ».

Pour chaque sujet, un auteur sera en charge de rédiger une nouvelle en rapport avec la thématique et deux textes nous intéressent plus particulièrement pour leurs aspects conjecturaux :

- « En l’an 2000 » de Gérard d’Houville, que ou salez découvrir.

- « L’autobolide » de Marcel Gerbidon.

Gérard d’Houville est le pseudonyme de Marie de Hérédia. Très tôt elle fréquenta chez elle le milieu des artistes et rencontra par l’intermédiaire de son père, Leconte de Lisle, Anna de Noailles, Paul Valéry, Pierre Louÿs….Par la suite elle fut l’épouse de Henry de Régnier et la maîtresse de Pierre Louÿs avec qui elle eut un fils. Il semblerait que son pseudonyme provienne du nom de jeune fille de sa grand-mère paternelle. Autant de passionnantes rencontres qui développèrent en elle un goût prononcé pour l’art et la littérature, genre qans lequel elle excella. Elle écrivit de nombreux ouvrages et sous ce nom de plume elle reçut en 1918 le 1er prix de littérature de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

La nouvelle que vous allez lire est tout en finesse et délicatesse et cette vision d’une Parisienne en l’an 2000 vue sous trois aspects différents, ne manque pas de charme, ni de poésie. On y retrouve les thématiques habituelles de cette époque et si la vision des deux premières « prophétesses » est assez sombre et pessimiste, celle de la troisième est tout en délicatesse et déborde d’optimisme.

Cette nouvelle fut rééditée dans le N° 25 bis du « Bulletin des amateurs d’anticipation ancienne et de littérature fantastique » (Mars Juin 2001) et je ne sais pour quelles raisons, la dernière partie de la nouvelle consacrée à la « prophétesse inspirée », est absente du numéro. Voici donc l’intégrale de la nouvelle, bonne plongée dans ce Paris de l’an 2000…

 

En L’An 2000

 

Que sera vers l’an deux mille la journée d’une Parisienne? Très perplexe et ne voulant pas, sur ce sujet, tarder à renseigner les curieuses lectures, je me suis rendue successivement chez trois prophétesses. La première s’intitule « médium », la deuxième « voyante », la troisième « inspirée.

Le « médium » me débita ceci :

« Ce sera tout pareil… ou à peu près. La jeune Parisienne se lèvera tôt ou tard selon le rythme de sa santé et de ses habitudes, fera du sport ou du repos, ira marcher au Bois, toujours empoisonné par l’odeur des automobiles, lira les romans, passera des examens dont les jeunes gens ne se soucieront plus, ira dans les thés grignoter l’ennui et remplir, comme une tasse, le vide de certaines heures. Ce seront les mêmes propos, les mêmes coquetteries, les mêmes dîners en ville; on reviendra peut-être aux quadrilles et aux manches à gigots. C’est à peu près tout ce que je vois à vous signaler de nouveau; il y aura toujours des enfants, des vieillards, des maladies, des riches et des pauvres. Naturellement beaucoup d’avions rendront l’air aussi bruyant et dangereux que les rues ; on leur défendra de survoler certains espaces, par exemple les jardins, et les êtres alors n’y goûteront pas seulement le repos, les arbres, les fleurs, mais aussi les délices du ciel libre. Que vous signaler encore? Le Métropolitain, devenu inutile à cause de la circulation aérienne, se transformera en un vaste bazar souterrain; et tous les magasins y seront réunis sous d’étincelantes lumières…. Le Jardin d’acclimatation sera réservé néanmoins à l’exposition des modes nouvelles; là se grouperont, toutes les saisons, des femmes de tous les pays, accoutrées selon les coutumes de leurs climats et les nécessités de leur esthétique; les couturières en renom viendront examiner, étudier, choisir, copier, puis exhiberont le résultat de leurs inspirations dans une autre partie du jardin. Le bassin des otaries verra s’ébattre des jeunes filles montrant les derniers modèles des costumes de bain. Car on nagera beaucoup; on aura dérobé aux poissons le secret de certaines ondulations rapides, et, lasses des moyens de transport bruyants, des troupes de jeunes gens voyageront ainsi au fil des fleuves avec une remarquable rapidité. N’en concluez pas à un plus parfait bonheur : celui du « poisson dans l’eau » Les instincts et les sentiments, en dépit de quelques évolutions, seront toujours s les mêmes et ne donneront jamais à l’humanité la joie parfaite…. Je ne vois plus rien. J’ai bien l’honneur de vous saluer. »

La voyante prétendit :

« La vie sera presque un enfer. Le triomphe des machines dépassera tout ce qu’on peut imaginer; elles finiront par asservir les hommes qui les auront créées ; ce sera le royaume du bruit ; la puissance des moteurs assourdira l’univers et les émanations des matières employées à créer le mouvement détruiront peu à peu les végétations. On plantera des parcs artificiels où des feuillages stérilisés abriteront des bambins ignorant que leurs ancêtres pouvaient se promener dans de vivantes forêts. Le premier soin de la jeune Parisienne, lorsqu’elle viendra se promener à l’air libre, sera de préserver sa tête et ses oreilles des vibrations, des secousses et des ronflements dont l’air et la terre frémiront et retentiront sans répit. Elle habitera une caverne capitonnée. Dans son cabinet de toilette, elle possédera non seulement un système d’hydrothérapie, mais toute une installation d’héliothérapie. Les rayons du soleil lui seront là distribués par des conduits et des miroirs ; car elle ne connaîtra guère autrement la douceur du jour, la planète entière étant à toute heure obstruée, assombrie, air et terre, par des forces en marche Tout se fera par les machines ; les jeunes filles n’apprendront plus à danser, mais à manœuvrer certaines petites boîtes à musique sur lesquelles elles s’installeront seules ou avec un danseur, comme des poupées, et un système de clefs les fera tourner, virer, onduler et pirouetter selon le rythme choisi. On ne lira plus rien, même pas les Lectures. Les journaux? On ne s’en souviendra pas plus que des : feuilles mortes. Chaque matin un spécialiste viendra, dans chaque caverne, dérouler un film étonnamment perfectionné et passionnant où se succéderont : tous les événements, présentant un quelconque intérêt, qui se seront accomplis : dans tout l’univers en vingt-quatre heures.

« Après cette merveilleuse cérémonie toutes les curiosités se trouvèrent satisfaites et apaisées. Donc les arts seront morts. La science régnera. La chimie supprimera ou à peu près la pauvreté. Le seul moyen de faire la charité sera de confectionner sa part de ces boulettes savantes qui seront distribuées aux populations pour les nourrir, les engraisser et les satisfaire. Partant plus d’herbages, de récoltes, de moissons, de troupeaux. Les millionnaires feront élever à grands frais quelques dernières bêtes et se réuniront en secret : pour les dévorer dans des repas qui prendront l’apparence de ces cérémonies à la fois horribles et sacrées des temps antiques, où les idoles dévoraient des petits enfants.

- Mais tout cela ne me renseigne pas sur la journée d’une Parisienne?

- Mais si. Vous n’avez plus qu’à l’imaginer…. Ah ! J’oubliais : un des seuls grands plaisirs sera de recevoir de temps à autre la visite de quelques habitants de Mars ou de Vénus ou de toute autre de ces planètes avec lesquelles on aura fini par entretenir des rapports moins lointains.

- Vraiment? Leur donnera-t-on des fêtes comme aux derniers rois ou présidents de la République? De belles fêtes publiques?

- Oui. On ira en troupe les voir mourir, seule chose qu’ils sauront faire peu après leur arrivée… car on ne saura pas encore les comprendre ni deviner les lois de leur vie. Ils seront d’une taille monumentale; on les traînera en d’immenses hippodromes, et là, avec avidité, des milliers de personnes viendront s’enivrer des soubresauts de leur agonie. Ils expireront avec de grands mouvements étranges et dégageront d’incompréhensibles clartés….

- Peste, elle ne sera pas tendre la Parisienne de l’an deux mille!

- Pardonnons-lui d’avance! Elle s’ennuiera tellement, la pauvre enfant qui, vêtue de scaphandres bizarres, passera toute sa vie à apprendre le maniement de mécaniques compliquées et la manipulation d’ingrédients chimiques sans lesquels on ne saura plus vivre.

- Hélas !

- Laissez-moi me réveiller. J’aime encore mieux ce temps-ci,

- Et je vous comprends…. »

Mais, incrédule et satisfaite, j’allai consulter la personne qui s’intitulait une « inspirée ». Je lui racontai les révélations plates ou consternantes du médium et de la voyante, et elle se mit à rire de bon cœur.

Puis elle ferma les yeux, renversa la tête, ronfla cinq minutes, et me raconta son rêve :

« La Parisienne de l’an deux mille n’habite plus les villes. Celles-ci sont abandonnées à de dernières industries et aux souvenirs historiques. La jeune femme vit dans une maison rouge et blanche et à peu près construite sur le plan du palais de Minos en Crète, c’est-à-dire à la fois confortable et un peu barbare. Les mécaniques? Les machines? Les avions? Les autos? Les locomotives ? De tout cet attirail démodé il n’est plus question. L’homme, épouvanté par la puissance démoniaque sortie de ses mains, l’a à peu près anéantie. Et la façon de vivre des anciens âges revient.

« L’air est doux, car le climat, d’évolution en évolution, rappelle à présent beaucoup celui de la Grèce qui fut toujours nourricier des belles formes et inspirateur des belles pensées.

«A l’aube, la jeune Parisienne s’éveille. A demi vêtue d’une tunique de lin, elle court jusqu’au ruisseau et s’y baigne ; elle peigne ses beaux cheveux avec un peigne d’ivoire, elle les relève et les noue de bandelettes pourprées. Ses pieds nus brillent dans les sandales. Elle court réveiller ses amies. Dans la rose aurore elles accourent, se retrouvent, se réunissent et dansent dans les prairies fraîches. Leurs chants sont d’une poésie naïve et toute pure où, de nouveau, l’amour, la beauté, ont repris leurs pouvoirs sacrés.

« Comme Nausicaa, elles vont chercher le linge au logis et reviennent le laver au fleuve ; les serviteurs sont leurs amis ; elles se mêlent à leurs travaux et filent l’antique quenouille ; elles gardent les troupeaux dans les pâturages.

« Et, avec la splendide simplicité de la vie naturelle où les loisirs permettent les rêves, les arts, de nouveau, s’épanouissent et toutes leurs formes, musicales, sculpturales ou poétiques, redeviennent précieuses au cœur renouvelé des êtres.

« Il y a des mythes et des amours, des dieux et des déesses, des poètes et des penseurs ; l’âme et le corps sont libres ; le ciel aussi, et les oiseaux y sont heureux et l’herbe est délicieuse au sommeil des bergers.

« La Parisienne de ce temps-là écarte en souriant les branches pour mieux écouter le joueur à la lèvre habile ; sa tunique flotte au vent du soir et ses cheveux sont couronnés de violettes.

- Ah! C’est vous que je crois et que je veux croire. Et qu’il est donc triste de vous réveiller tout à fait au moment où l’horrible autobus, hélas ! Fait trembler vos vitres….»

Gérard d’Houville

 

Les Introuvables:   lecturepourtousnoel1921 dans les Introuvables



Les Introuvables: »L’immortel » De Régis Vombal. 2éme Partie

Les Introuvables:

CHAPITRE III

Qui pourrait s’intituler : des souvenirs et des larmes…

Après le dernier accident du docteur Jacobus van Brucktel, accident qui l’avait réduit, on s’en souvient, à sa plus simple expression, puisqu’il ne restait de lui que sa tête, le gouvernement de l’époque, le Conseil des Justes, avait décrété des mesures spéciales, lorsque dans son automobile ou dans son ballon, la tête extraordinaire accomplissait quelque sortie.

Les voitures devaient marcher sur son passage à une vitesse de quinze kilomètres à l’heure, et son aéronef à deux places avait la permission d’évoluer entre les murs des maisons, dans la cité, ou alors, très haut, dans les zones d’azur que ne sillonnaient jamais les autres ballons.

Un jour de mai de l’année 2450, la tête du docteur témoigna le désir d’aller visiter, au Louvre, les salles où l’on conservait les costumes, les meubles el tout ce qu’on possédait de notre siècle.

Il n’avait jamais fait ce pèlerinage vers les reliques d’un passé lointain dont il se souvenait pourtant comme d’hier.

Le vieux et sombre Louvre, massif et solide, n’avait guère changé d’aspect.

Le conservateur du Palais vint au-devant de sa machine et prit lui-même dans ses bras la tête du docteur pour l’introduire et lui faire gravir les larges degrés de marbre.

Les salles de peinture présentaient un aspect lamentable.

Le bitume des toiles avait remonté et il ne restait presque plus rien des chefs-d’œuvre que nous admirons.

La Joconde de Léonard de Vinci, le pur visage au divin et troublant sourire, était une tache noirâtre où se devinaient à peine quelques traits ; seuls les vieux tableaux sur bois et peints avec des couleurs préparées par de consciencieux et savants artistes subsistaient encore.

Des modernes qui achètent leurs tubes chez les marchands, c’était simple, il ne restait rien du tout. Tout de suite, la tête du docteur Jacobus demanda à être menée vers les salles du XIX eme siècle.

Dans les vitrines on pouvait voir des costumes pareils à ceux dont nous sommes vêtus.

Tous les uniformes de nos soldats, avec les armes, les fusils à courte portée, les sabres primitifs et barbares, étaient rassemblés et étiquetés, comme les glaives courts, les casques rouillés et brisés des soldats romains, les boucliers et les piques, que nous voyons en visitant les salles des antiques dans nos musées.

Devant ces costumes et toute cette défroque séculaires, le docteur Jacobus van Brucktel se souvenait exactement !

Il avait porté un uniforme semblable à celui-ci, lorsqu’il avait fait, il y avait plus de cinq cents ans, son service militaire dans une petite ville du midi de la France.

Il demanda, au conservateur qui l’écoutait parler, à rester seul pendant une heure dans la salle, et lorsque ce fonctionnaire eut posé la tête sur un fauteuil et eut refermé la porte, le docteur Jacobus van Brucktel s’abandonna à ses souvenirs…

Ils sortaient de tous ces meubles, de ces costumes, de ces objets dont on ne faisait plus usage ; ils l’entouraient, ces souvenirs, comme une marée, et pour la tête qui triomphait des années meurtrières, l’émotion était infiniment puissante et douce…

Sa jeunesse se levait… Il revoyait le sérieux et fin visage de sa mère, dans le petit appartement qu’ils habitaient près du Jardin des Plantes ; les repas aux beaux soirs d’été devant la fenêtre ouverte sur une houle de feuillages, tandis qu’une jeune fille dont il avait été amoureux jouait du piano au-dessous d’eux. Il entendait distinctement, après des siècles, la musique légèrement assourdie par le plafond.

Cela commençait par une valse d’un musicien célèbre à l’époque et dont on ne savait même plus le nom ; et ensuite, la jeune fille jouait un tas de chansons populaires, tristes, lentes et sentimentales à pleurer, et dans le silence solennel de la vaste salle, il murmura :

Souvenez-vous-en, souvenez-vous-en !

Oui, c’était cet air qu’elle jouait avant de fermer son piano, les soirs d’été, rue de Buffon ! Et il y avait des siècles, mon Dieu, des siècles de cela !..,

Ce qui l’émouvait surtout, c’étaient les toilettes des femmes du XIX eme siècle.

D’élégants mannequins de cire portaient des robes étroites qui les moulaient comme des gaines.

Une jeune femme aux cheveux blonds envolés sut le front, et troussant sa jupe, semblait vivre encore et sourire.

Une longue jaquette de dentelle flottait sur sa robe d’été ; entre ses souliers blancs à hauts talons et sa jupe claire, s’arrondissait un bas noisette à coins d’argent, et sous une ombrelle de soie cerise, son immense chapeau de paille blonde nimbait son beau visage de grande enfant élancée et mutine.

Puis le blanc crémeux d’une robe en satin broché attira son regard, et ce fut à sa noce à lui qu’il pensait.

Sa noce !… C’était en 1865. Valentine avait vingt ans et lui vingt-six. Il venait d’achever ses études et une petite fortune lui permettait d’envisager sans crainte l’avenir.

Quel jour ! On était en mai, il se souvenait bien, et jamais le ciel n’avait été si bleu. Lavé par les averses de la veille, il avait l’air d’une immense opale.

L’église Saint- Etienne-du-Mont, à côté du Panthéon, embaumait l’encens, et lorsque la cérémonie fut terminée, en sortant, ils se heurtèrent à une jeune fille rousse qui vendait des roses blanches.

Il avait acheté toute la corbeille, et en avait fleuri les genoux de Valentine dans le coupé capitonné de velours blanc.

Des pigeons s’envolaient du toit de la bibliothèque Sainte-Geneviève, c’était l’heure où les étudiants sortaient par bandes bruyantes des écoles. Leur jeunesse souriait au cortège nuptial, et dans la voiture qui les emportait, il respirait l’odeur des roses fraîches mêlée au parfum d’étoffe neuve montant de la robe de sa blonde mariée…

Etait-elle blonde ! Était-elle jolie, Seigneur ! Sous sa légère couronne de fleurs d’oranger qu’enguirlandait sa chevelure, avec ses frisons rebelles et ses veux de bleuets.

Ah ! Quelle vie, quel rêve plutôt, s’il avait découvert son élixir à ce moment, s’il avait pu immortaliser sa jeune femme, et vivre tous deux avec leurs corps éternels !

Mais comme une large tache de sang, dans une vitrine proche, éclatait le rouge garance d’un pantalon de lignard, et jacobus van Brucktel immédiatement, revécut l’année terrible : 1870 !

Il avait laissé sa jeune femme avec sa mère et repris du service comme médecin-major, à la suite de l’armée, car malgré le nom hollandais, sa famille était française depuis plusieurs gérérations.

Il avait été blessé à Beaune-la-Rolande, et décoré de la main même de Gambetta.

Il faisait partie du 20e corps, général Crouzat et ils se battaient contre les troupes du grand-duc Mecklembourg.

Encore quelque chose qui était loin ! Et pourtant aucun détail ne lui échappait, car cette année et celle qui suivit avaient été épouvantable pour lui, si elles avaient été désastreuses pour la France.

Il revoyait tout : les routes boueuses et détrempées, où s’enlisaient les hommes et les canons ; les mornes et longues colonnes incertaines, marchant têtes courbées, tandis que sur les flancs des brigades, passaient au galop des estafettes, des généraux, des états-majors qui se hâtaient vers des coteaux couronnés à chaque seconde d’un flocon de fumée, tandis que les Prussiens, pareils à de patients, à d’innombrables cancrelats, resserraient tous les jours leur cercle de fer.

Il avait supporté la fatigue, la faim, le froid, et, lorsque après la guerre, il était rentré à Paris, sa mère seule l’attendait, vêtue de noir.

Il avait compris tout de suite… Valentine était morte pendant le siège, et la lettre ne lui étant jamais parvenue à travers la Patrie, désorganisée, il n’en avait rien su.

Le coup avait été dur ; puis les jours avaient passé, et il avait abordé, pour oublier, des études qui l’avaient pris entièrement.

Il avait rallumé les fourneaux éteints des vieux alchimistes, des fous, des chercheurs que l’Eglise brûlait au moyen âge, des savants occultes et prodigieux, et au soir de sa vie, alors qu’il n’espérait plus rien, il avait vu le miracle se produire et la liqueur merveilleuse tomber en gouttes violettes de sa cornue, comme des améthystes liquides…

Lorsque le conservateur du Louvre, l’heure étant écoulée, ouvrit la porte, la tête du docteur, sur le fauteuil de damas rouge, pleurait

CHAPITRE IV

Ou l’on assiste à une grande fête et à…

De grands espaces de temps se déroulèrent encore. Les générations se succédaient, chacune apportant sa découverte, et la tête immortelle du docteur jacobus van Brucktel assistait à ces passages et à ces victoires de l’homme sur les forces naturelles et les vieux mystères.

Les conquêtes, scientifiques s’enchaînaient logiquement comme une longue suite de théorèmes, découlaient mathématiquement les unes des autres, et l’on n’eut à déplorer qu’une seule fois un crime de savant fou.

Le scandale fut énorme, mais cela nous entraînerait trop loin de raconter cette terrifiante histoire dont le XXVII eme siècle tout entier garda une insurmontable horreur.

Heureusement que vers la fin du même siècle, un astronome trouva un appareil qui permettait de voir la vie dans la planète Mars ! Cela ressemblait vaguement à nos cinématographes d’aujourd’hui.

Sur de grandes toiles s’imprimaient les aspects d’un monde jusque-là inconnu, et les théâtres n’existant plus, les hommes s’étaient fatigués des vieux drames usés et caducs, les foules de l’an 2600 allaient surprendre, sur des transparents lumineux, les agitations de ces êtres qui habitaient dans une étoile, à des millions de lieues de la terre.

L’immortel docteur jouissait d’une immense popularité, et, chaque soir, de puissantes projections lumineuses détachaient sur les nuages sa tête illustre.

Ce fut dans le courant de cette année 2600 que le gouvernement décida de fêter solennellement le sept centième anniversaire de Jacobus van Brucktel.

Le président du Conseil des Justes débarqua, l’heure fixée pour la cérémonie, de son astronef sur le balcon de la maison où habitait le docteur Jacobus.

On l’introduisit dans la salle où il prononça un discours ; puis, lui-même, prenant dans ses mains la tête célèbre, l’emporta dans la nacelle et la plaça au milieu des membres du gouvernement sur un socle mécanique admirablement orné de feuillages.

La machine s’enleva dans l’azur au-dessus de la ville colossale.

Elle planait seule dans les solitudes bleues du ciel lorsque, à quelque signal donné, de partout, montèrent des ballons.

Au bord de chaque nacelle, une jeune fille vêtue d’incroyables soies lançait des fleurs vers la machine où se trouvaient les membres du gouvernement, présidés par la tête du docteur.

Le peuple de Paris planait sur la cité déserte.

Dans un immense dirigeable peint en bleu et tout enguirlandé de ramures qui formaient des porches de verdure, de charmants arc- triomphaux, un chœur de femmes, choisies parmi les plus belles, chantaient un hymne, et sous les étincelles, des fusées qui se volatilisaient à de vertigineuses hauteurs, le ciel laissa pleuvoir des gerbes de perles diaprées, de feux vermeils, des grappes d’étoiles claires.

Peu à peu, cependant, l’azur se déblaya, et à midi il ne restait de nouveau dans l’air libre que le dirigeable du gouvernement.

Alors, on entendit aux horizons de sourds roulements de tonnerre, et les ballons de guerre, toute l’escadre internationale arriva, ainsi qu’une trombe de monstres. Ils s’arrêtèrent à une centaine de mètres de la nacelle fleurie, immobiles, formant un cercle immense et rangés comme pour une revue.

L’aéronef où était la tête évolua et passa lentement devant eux, pareil à une délicate corbeille de fleurs devant un peuple de baleines.

Les équipages applaudissaient ; de grandes banderoles rouges flottaient aux cordages, portant en lettres blanches des inscriptions célébrant la gloire du docteur.

Le Président des Etats-Unis d’Amérique quitta son bord et vint poser lui-même sur les cheveux de neige de la tête immortelle une couronne de laurier !

Après les réjouissances populaires qui durèrent toute la journée, il y eut le soir un grand banquet à la présidence de la France.

Quoique ne menaçant pas, la tête du docteur assistait, à la meilleure place, sur un socle fleuri, couronne offerte par les Etats-Unis à son front.

Puis le repas fini, les invités gagnèrent les salons du palais où recevait le docteur Jacobus van Brucktel. Jusqu’à minuit ce fut un interminable défilé.

En quelques heures on pouvait venir de l’Allemagne, de la Grèce, de Vienne ou de Constantinople, et l’air fut sillonné cette nuit-là de feux fuyants qui étaient les fanaux des dirigeables emmenant toutes les personnalités de l’Europe à la réception du docteur. Lui, sur la stèle décorée, avait un mot pour tout le monde, saluant ces passants inclinés et ces belles éphémères du haut de son immortalité. Sans doute il n’avait que sa tête, et tout sauf le plaisir des yeux lui était interdit, mais du moins il vivait, il pensait, ses sensations étaient aussi fraîches que lorsque, jeune et possédant tous ses membres robustes, il frappait les pavés d’un Paris disparu, de ses talons solides.

Ceux qui défilaient devant sa vivante ruine s’enchantaient certes de leur beauté, de l’harmonie complète de leurs corps. Le vin les réjouissait, ils pouvaient marcher sous les arbres, sur des tapis de mousse et d’herbe, se presser et s’étreindre ; mais qu’importait cela puisqu’ils devaient finir, puisque chacun avait en lui son squelette comme un monstre livide et caché, guettant, attendant sournoisement le moment de la mort pour montrer sa blancheur crayeuse d’os !

Il philosophait ainsi lorsque derrière lui une jeune voix fraîche éclata :

– Maître, voulez- vous m’accorder quelques instants ?

C’était la fille du Président du Conseil des justes, une grande enfant de vingt ans. Elle s’accouda au socle fleuri où reposait la tête enlaurée, à côté de la fenêtre ouverte sur la délicieuse nuit de printemps semblable à celle où Jacobus van Brucktel avait trouvé le secret de la vie.

De ce quarantième étage du palais bâti sur une colline artificielle au milieu; des parcs, Paris s’étendait piqué d’astres qui étaient des lampes aux croisées.

La jeune fille parlait à la tête, qui répondait à présent d’une voix changée :

– Oui, mademoiselle, c’est à vous, à vous surtout que je voudrais donner la formule de mon élixir. Ne m’en veuillez point, on a cru longtemps que je ne livrais point la recette de ma découverte par jalousie pour tous ces gens robustes et sains… Ce n’est pas vrai…

Je vais tout essayer ; venez vous-même demain, peut-être découvrirez-vous dans mes papiers, que vous me montrerez, un indice, un signe qui me mettra sur la voie ; mais j’en doute et pourtant je voudrais faire cela pour vous.

Je le voudrais pour vous conserver d’abord cette jeunesse et cette pureté charmantes, mais je le voudrais surtout parce que vous me rappelez les plus chers souvenirs.

Il y a plus de sept siècles, ma chère enfant, j’ai conduit à l’autel d’une église dont il ne reste plus grand’chose aujourd’hui, une jeune fille qui voua ressemblait.

Pardonnez à mon émotion, vos yeux ont la même couleur de violette, vos lèvres le même dessin.

Tenez, voulez-vous m’accorder une grâce, voulez- vous me donner un baiser ?…

  Les belles lèvres de la jeune fille étaient près de la bouche du docteur.

Elle se pencha, mais la tête en équilibre sur ce coussin fleuri s’inclina en arrière au choc de la pure carcasse, et la fenêtre étant ouverte, la tête tomba du quarantième étage dans la rue.

Il y eut deux cris terribles, et on se précipita.

La jeune fille raconta ce qui s’était passé, et lorsqu’on retrouva la tête, elle n’avait plus aucune forme !

Seul, un œil vivait encore, aussi clair, aussi lucide qu’un œil d’enfant. L’âme de Jacobus van Brucktel s’était réfugiée là. Il n’était pas encore mort.

Le Conseil condamna la jeune fille à porter cet l’oeil vivant, serti dans un bracelet d’or et protégé par une mince feuille de cristal, un cristal préparé chimiquement et que rien ne pouvait entamer ni briser, et lorsqu’il ne restera plus rien du monde, lorsque les monuments de granit ne seront que des pans de murs écroulés, que la Seine sera tarie dans une plaine dévastée, après des siècles et des siècles, à la fin de tout, au soir de tout, sous une touffe d’herbes, l’étrange prunelle continuera seule à vivre et à se souvenir, dans l’or terni du bracelet !…

FIN

 

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Les Introuvables: « L’immortel » de Régis Vombal. 1ere Partie

         Les Introuvables:

 

« L’immortel » Roman fantastique de Régis Vombal. Première parution dans la revue « Nos loisirs ». Du N°48 (13éme année) le 29 Novembre 1908 au N° 49 le 6 Décembre 1908.En outre cette longue nouvelle fut rééditée dans le N° 6 du « Bulletin des amateurs d’anticipation ancienne et de littérature fantastique » Mars /Avril 1991.

Dans cette plaisante nouvelle de Régis Vombal, plusieurs thématiques seront à l’honneur : Immortalité, voyage dans le temps, invasion jaune, guerre futures…..En faisant preuve d’une certaine dose d’humour noir, nous assistons au périple d’un immortel d’un genre bien particulier qui finira son existence d’une bien étrange façon : un pur régal !

Cette longue nouvelle sera reproduite en deux parties.

 

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A l’époque où il était encore « entier »

 

CHAPITRE 1

Dans lequel il est question d’une étonnante découverte et de quelques amputations sensationnelles.

Minuit sonnait à Saint-Jacques-du-Haut-Pas lorsque le docteur Jacobus van Brucktel éleva vers sa lampe l’éprouvette pleine jusqu’au bord d’un liquide qu’il surveillait depuis une heure.

Le vieux savant venait de découvrir tout simplement L’élixir de vie, la divine liqueur qui assurerait à celui qui en prendrait quelques gouttes, l’immortalité.

Il demeura un moment pensif.

Cette fiole d’eau violette bouleversait le monde, qui ne se doutait de rien.

La mort était désormais un mot vide de sens, l’ordre était détruit, et pourtant à cette heure les sonnettes des médecins retentissaient ; des fils, au bord d’un lit, recevaient le dernier souffle de leur mère ; on souffrait, on pleurait, on mourait partout.

Tout était changé cependant, les hommes n’étaient plus des hommes. Et lui, Jacobus van Brucktel, venait de faire à Dieu un vol semblable à celui pour lequel le Titan Prométhée avait, il y a des millénaires, subi l’outrage lancinant du vautour qui lui dévorait le foie.

Oui, comme lui, mais moins heureux, Prométhée avait jadis volé le feu sacré au Maître des dieux et des hommes, au redoutable Zeus tonnant qui, l’ayant fait enchaîner sur un rocher, envoyait un oiseau de proie qui fouillait tout le jour ses entrailles renaissantes d’un bec de corne crochu et rouge…

Dans la rue, depuis longtemps silencieuse, des étudiants qui regagnaient leur hôtel et qui sortaient de la brasserie passèrent en riant ; une jeune femme chanta, et le couplet léger monta vers la fenêtre du savant, célébrant dans la paix de la nuit printanière les parties carrées à Robinson, les escarpolettes dans les jardins, les soupers à deux, sous les tonnelles enguirlandées de liserons, et la mélancolie de toutes les choses humaines dont on se lasse et qui finissent après quelques saisons.

Le vieillard eut un étrange sourire et regarda ardemment la fiole de cristal où brillait le clair liquide violet.

Il ne pensa qu’à lui-même, Puisqu’il avait découvert le remède à la mort, il allait d’abord l’essayer. Il était vieux, certes, mais robuste et sans aucune des infirmités qui font de la vieillesse une interminable agonie ; il allait boire, devenir immortel.

Il s’en fut chercher un petit verre tans sa cuisine, y versa le contenu de l’éprouvette et leva le verre vers sa lampe.

C’est à Prométhée qu’il pensait toujours, et c’est lui qu’il salua avec une emphase un peu puérile, portant à ce supplicié des légendes mythologiques un toast radieux avec la plus précieuse des liqueurs.

« Salut, dit-il, ô Prométhée, ancêtre lointain, précurseur, père de tout ceux qui ont voulu ravir le feu et dévoiler les grands secrets! Salut, voluer admirable, car c’est en l’honneur de ta mémoire que je vais boire cet élixir que tu avais pressenti à l’aube des siècles, ô foudroyé!…»

Et, d’un trait, il avala la liqueur encore tiède, puis il demeura seul dans le silence de la nuit, à écouter décroître, au fond de la rue Gay-Lussac, un roulement de voitures, et la chanson de la jeune femme et les rires des étudiants…

                                                                                        *

Lorsqu’il s’éveilla le lendemain, le soleil de mai entrait dans sa chambre dont il avait oublié de fermer les volets, et se rappelant dans un éclair sa découverte de la veille, il se leva avec allégresse. Dès qu’il fut habillé et que sa gouvernante lui eut servi son chocolat, il sortit, ayant à prendre chez un pharmacien quelques drogues dont il avait besoin pour ses expériences.

Il est inutile d’expliquer ce qui lui arriva en sortant de la boutique, ces choses-là ne s’expliquent pas. Distrait sans doute, il ne put se garer à temps et un énorme autobus chargé de voyageurs lui passa dessus ; on le transporta chez lui, et un de ses amis lui coupa les deux jambes.

Il faut avouer que l’élixir qu’il avait découvert ne rendait le corps ni plus jeune ni invulnérable, mais faisait que l’âme, principe de la vie, se retirant des parties mutilées, pouvait animer la plus petite parcelle, le plus humble organisme demeurés intacts.

De plus, la liqueur embaumait en quelque sorte tout l’être, et il n’était plus besoin de se nourrir après l’avoir absorbée.

Mais le choc et l’amputation avaient eu sur la mémoire du savant un effet que l’on a souvent remarqué. Une amnésie curieuse suivit l’opération, et jacobus van Brucktel ne se souvint plus de la formule miraculeuse.

Les cas d’amnésie sont plus fréquents qu’on ne le croît et souvent assez bizarres. On connaît l’histoire de ce banquier qui portait dans une valise un demi- million et qui fut la victime d’un déraillement en chemin de fer.

Aucun papier dans son sac, aucune carte dans son portefeuille.

Il fut soigné dans une petite station du Midi où il se fixa et où il vécut pendant cinq ans. Il avait oublié son nom, sa femme, ses enfants, et allait se marier, lorsqu’un jour il lut sur une affiche de café-concert :  » Débuts de Mme Georgette Stella. « 

Il fut pareil à un homme qui marche sous une épaisse nuit d’orage et qui voit dans un éclair flamboyer tout un livide horizon rougeâtre, crayeux, et pourtant très net, avec les créneaux des roches sur la montagne, et les arbres exactement découpés dans la brusque lumière

Du plus profond de sa mémoire engourdie, un nom, son nom oublié montait lent, hésitant ; il le sentait comme une petite bulle claire qui n’attend que l’air vif pour éclater Egaré, il suivait confusément l’ascension douloureuse, plein d’espoir, épouvanté de nuit, dans l’espace d’un quart de seconde, et soudain le mot qu’il cherchait chanta dans son cerveau comme un son de cloche, bourdonna dans son cœur joyeux, lui emplit la bouche :  » Georges Estel !  » il s’appelait Georges Estel !…

Le docteur Jacobus, lui, n’avait oublié que la formule.

Le médecin qui n’espérait pas le tirer de là, à cause de son grand âge, fut tout étonné de le voir au bout d’une semaine, non pas sur pieds, puisqu’il n’en avait plus, mais aussi gaillard qu’au temps où, chaussé de fortes bottines américaines, il faisait après déjeuner, sa promenade régulière au Luxembourg. Jacobus van Brucktel était riche. Il prit un valet de chambre, acheta la plus perfectionnée des voitures et ne sacrifia aucune de ses habitudes.

Il n’abandonna pas non plus ses travaux ni ses recherches scientifiques, et il était en train d’inventer une poudre nouvelle lorsque sa cornue éclata, lui déchiquetant cette fois les bras, de telle façon qu’il fallut les amputer près de l’épaule.

Il guérit.

Son valet de chambre le prenait comme un paquet, le mettait sur les coussins de l’automobile et le promenait au Bois, chaque après-midi.

Les manches de son veston dissimulaient assez bien les membres absents et parmi les promeneurs et les maîtres des équipages élégants que croisait la machine du docteur, personne n’aurait pu penser que ce tronc humain avait su les secrets de la vie.

Il était d’une humeur égale, l’expérience l’amusait prodigieusement, et quel est l’infirme qui, avec le temps, ne s’habitue à son état ?

Les jours passaient et les années.

De partout, les savants venaient voir ce qui restait du docteur Jacobus van Brucktel.

Il avait suivi dans sa voiture les convois funèbres de tous ses amis, des fils, des filles et des petits-fils de ses amis, et il demeurait seul d’une époque dont on commençait déjà à démolir les maisons.

On venait le consulter à propos de tout ; les historiens assiégeaient sa porte, car son journal, écrit au jour le jour par ses secrétaires, était le plus complet des livres d’histoire.

Il était pour les générations de l’an 2300 ce que serait de notre temps un vieillard qui aurait connu Louis XI et qui dirait :  » je vis le roi le soir même de la mort de Charles le Téméraire, il avait mal aux dents, mais il riait. Sa joue était enflée…  » Un jour, il confessa à un journaliste qu’il se repentait d’avoir porté un toast à Prométhée, lorsqu’il avait bu l’élixir encore tiède qu’il venait de découvrir. Il croyait que Dieu l’avait frappé comme Jupiter avait frappé le Titan,

Il durait, il durait toujours, et cela lui paraissait d’une suprême ironie ; il assistait, lui dont il ne restait presque plus rien, à la mort de tous ces êtres robustes ; il voyait partir les jeunes femmes qui passaient, ivres de jeunesse et de printemps, sous ses fenêtres, les générations s’éteindre, les gouvernements se succéder, et les siècles défiler devant lui, borne humaine mais impérissable, pareil à ces Dieux- Termes qui ont assisté dans leur gaine de pierre aux fêtes de la Rome antique, à l’envahissement des Barbares, à la dévastation de quelques milliers d’années, et qui sont demeurés malgré tout, malgré les jours et les temps meurtriers.

Il avait loué une campagne dans un frais paysage des bords de la Marne et donna des ordres, un soir de juillet, pour le départ. Le lendemain matin, l’automobile vrombissait devant sa porte comme un gros insecte de tôle vermillonnée, et son valet de chambre le descendit jusqu’à la voiture.

La légère machine l’emporta vers ce qui est de nos jours la gare de l’Est, à travers des avenues larges de deux cents mètres et bordées de maisons de cinquante étages.

Aucun des lourds véhicules que nous connaissons n’encombraient les rues de leur lenteur et de leur fracas ; seules, quelques automobiles rapides, silencieuses et infiniment perfectionnées, sillonnaient les boulevards gigantesques ; mais dans les airs le spectacle était prodigieux !

Trains aériens, de vastes aéroplanes emportaient à mille pieds dans l’azur des foules de voyageurs. L’aérostation n’avait plus de secrets pour cette époque, et des escadres de ballons évoluaient en plein ciel.

Il y en avait de toutes les dimensions et de toutes les formes. Les plus gros étaient allongés comme des navires, d’autres étaient pareils à des poissons, à des corbeilles, à des oiseaux, et tous s’entrecroisaient, filaient, volaient dans l’air bleu avec leurs drapeaux ; les étoffes qui paraient leurs nacelles et les voiles des femmes flottant au vent.

L’automobile du docteur Jacobus van Brucktel roulait sur l’immense avenue, au-dessous des aéronefs splendides, lorsqu’un chien que le mécanicien n’aperçut pas fut écrasé et fit faire à la machine une embardée fatale. L’homme lâcha le volant et la voiture alla s’écraser contre un mur…

CHAPITRE II

Où l’on ne voit plus qu’une tête, mais où on lit, un numéro du « petit parisien » 405 ans a l’avance.

Lorsqu’on releva le docteur Jacobus van Brucktel, on demeura épouvanté ; sur le tronc écrasé, la tête seule vivait !

A l’hôpital où on le transporta tout de suite, il fit demander le chirurgien. Il lui expliqua que tant qu’il resterait de lui un morceau intact, il ne périrait pas ; on pouvait couper, enlever tout ce que l’on voudrait.

On le débarrassa de son tronc en bouillie : il fut réduit à sa plus simple expression, et ne conserva que sa tête. Le soir de l’accident tous les journaux portaient de grosses manchettes où l’on pouvait lire :

LE DOCTEUR JACOBUS, L’IMMORTEL. VICTIME D’UN ACCIDENT

Sa tête seule est épargnée. – Il vit toujours.

Et de grands transparents lumineux montrèrent en plein ciel, toute la nuit, dans toutes les villes, la tête illustre sur la couchette de l’hôpital, la tête sereine et douce aux souriantes lèvres rasées !

Lorsque la section sanglante fut cicatrisée, le docteur qui avait fait l’opération prit la tête et l’emporta. De sa même voix, Jacobus van Brucktel salua ses domestiques, plaisanta sur son entrée, et ne voulant pas demeurer sur la table où on l’avait posé, comme un melon, il fit exécuter par un ouvrier une sorte de socle, à hauteur d’homme, une stèle rembourrée où il habiterait désormais.

Il semblait ainsi dans la salle, à côté de la bibliothèque, un vivant morceau de sculpture. Il y demeurait jusqu’au soir. Il lisait ; sa bonne tournait les pages du livre qu’elle tenait devant lui ; parfois on traînait le socle jusqu’à la fenêtre et la tête du docteur regardait le mouvement de la rue, reconnaissait des passants, s’intéressait toujours à la vie.

Le Temps passait, mais sa faux symbolique se serait ébréchée en vain au seuil du docteur Jacobus van Brucktel.

Comme les Dieux-Termes de l’ancienne Rome auxquels nous l’avons déjà comparé, il assistait impassible à toutes les révolutions.

D’ailleurs, rien de bien sensationnel ne s’était produit, après l’année 1989. Lorsque nous disons  » Rien de bien sensationnel ce n’est point évidemment ce que nous devrions dire, mais rien de brusque n’avait bouleversé le monde. Les sûres conquêtes scientifiques, liées les unes aux autres, les progrès que nous ne pouvons même pas soupçonner, paraissaient des choses naturelles et inévitables, venant à leur temps avec une précision mathématique. Du grand choc de 1989 on se souvenait à peine.

Après des agitations sourdes, des mécontentements, une guerre abominable qui avait fauché plusieurs générations, l’antique charpente sociale avait craqué simplement ainsi qu’une chose trop vieille, trop usée, et un ordre nouveau avait triomphé. La vie était élargie, de puissantes machines réduisaient à rien la part de travail et de peine ; l’humanité enfin paisible se reposait.

Avec l’argent d’un déjeuner aux restaurants des aéronefs, on allait à Venise ou à Moscou.

La distance n’existait plus.

Les gens les plus sédentaires, les plus casaniers, avaient vu fuir sous leurs pieds, dans les nacelles oriflammées, les solitudes marines des océans, les déserts et les hauts plateaux africains, les pitons glacés des Cordillères, les îles mystérieuses et les pays inexplorés.

Les nouveaux mariés allaient faire leur voyage de noces à Tahiti ou Ispahan parmi les champs de roses et les jardins de jasmins. Toutes les maladies qui nous déciment existaient à peine. Des sérums puissants en préservaient ; il semblait d’ailleurs que les vieux vins eussent perdu toute leur force, et que le Mal, fatigué d’être le Mal, fût vaincu.

Seule, la Mort n’avait pas désarmé. Elle était comme aujourd’hui h l’horizon de tous les espoirs, de toutes les joies et de toutes les vies, ainsi qu’un grand trou mystérieux et noir, et l’esprit humain n’avait conquis que la terre, mais celle-là il l’avait bien conquise, elle n’était plus la vallée de larmes, la halte douloureuse, la mauvaise auberge pleine de cris et de révolte, l’homme en avait disposé à sa fantaisie pour y attendre dans la paix…

UN NUMÉRO DU « PETIT PARISIEN » EN 2313

La tête du docteur Jacob van Brucktel, posée sur sa stèle, au loin de la fenêtre, regardait ce matin de mai 2313, le ciel léger où flottaient des aéronefs innombrables, lorsque Clarisse, sa bonne, frappa à la porte et entra.

Elle tenait à la main un journal ; c’était le Petit Parisien, le seul dont le titre eût duré jusque-là !

Clarisse était vêtue non point comme les femmes d’aujourd’hui, mais d’une sorte de tunique rose, de voiles drapés selon la mode grecque ; car, à cette époque, des vêtements larges, commodes et de couleurs gaies avaient remplacé les gaines où nos corps pont à l’étroit.

Les sports que l’on était presque tenu de pratiquer faisaient les membres plus robustes et plus souples, et Clarisse montrait deux bras nus, ronds, mais mus- clés, des bras adorables de jeune fille et de lutteuse. Ses pieds étaient nus aussi dans des sandales attachées à. sa cheville par un ruban vert pomme.

Une bandelette bleue serrait ses beaux cheveux blonds. Elle se mit à côté de la tête du docteur, dans le cadre de la croisée, et le soleil léger du printemps naissant se joua dans ses frisons dorés, immatériels comme une fumée.

Bien qu’il fût interdit aux ballons de passer entre les maisons, le fiancé de Clarisse, un mécanicien aux courtes moustaches brunes, faisant exécuter au dirigeable à deux places qu’il pilotait une savante courbe, s’arrêta une seconde près de sa fenêtre et envoya de la main un baiser à la jeune fille rougissante.

- L’amour est toujours imprudent ! Murmura le docteur Jacobus de ses lèvres séculaires, toujours imprudent et toujours heureux…

Le visage de Clarisse était encore fouetté de rose lorsqu’elle vint s’asseoir sur un divan recouvert d’étoffes dont la couleur nous étonnerait beaucoup, et elle déplia le journal qu’elle était chargée de lire à son maître.

Elle avait la diction soignée d’une sociétaire de la Comédie-Française, et l’instruction d’un professeur de Faculté, comme toutes les jeunes filles de ces temps. Elle commença :

« LE PERIL JAUNE »

« Enfin, l’inquiétude dans laquelle nous virions s’est dissipée. La flotte asiatique a été anéantie ait large de l’océan Pacifique!

Certes, jamais les Jaunes coalisés n’auraient pu débarquer dans les ports européens, mais on n’espérait pas un anéantissement aussi prompt.

« Quelques cuirassés japonais ont pu échapper au désastre, mais les lourds transports chinois ont tous sombré.

L’escadre internationale des aéronefs de guerre est arrivée au petit jour, tous ses fanions éteints, sur l’immense flotte asiatique, comme un vol soudain de formidables oiseaux de proie.

Le spectacle était prodigieux. 

Une querelle séculaire allait être idée. 

L’Europe, la vieille Europe redoutable, savante, ayant tout conquis, planait au-dessus de toutes les forces menaçantes de l’Asie !

A l’infini, au-dessous des nacelles blindées, les solitudes du Pacifique s’étendaient ainsi que des plaines houleuses. Des milliers de navires formaient dans ce désert marin comme une ville mouvante.

Il était quatre heures du matin, lorsque l’ingénieur en chef, le Français Jacques Desaix, donna le signal de l’attaque. 

Les soupapes s’ouvrirent, la pluie terrible, la pluie de fer et de feu des immenses bombes tomba, tandis que les aéroplanes remontaient hors de l’atteinte des canons de la flotte qui répondirent à peine. 

Sous les torpilles et les explosifs, sous les grands tubes chargés de notre effroyable poudre bleue, là mer eut l’air de se cabrer vers nous, puis des gouffres s’ouvrirent, engloutissant les navires démontés, enflammés, hachés.

Les canons énormes des vaisseaux toussaient lugubrement et s’abîmaient dans la mer. Le désastre est complet et nous voilà tranquilles pour un siècle…’ »

La tête immortelle du docteur Jacobus souriait.

Il se souvenait de l’année 1905, des cuirassés européens sautant dans les baies japonaises, des armées russes vaincues dans les plaines pelées et torrides de la Mandchourie !

- Continuez, je vous prie Clarisse, demanda-t-il, Et la jeune servante acheva le sensationnel article.

« Les dirigeables étaient de retour le soir même, et au cours des fêtes que l’Europe entière va donner ces formidables oiseaux de fer, sortis de leurs hangars, évolueront dans l’azur ensoleillé !… »

Dernières nouvelles

« Le Conseil des Justes a décrété ce matin que des pièces d’or et d’argent retirées de la circulation on fabriquerait des couronnes pour les jeunes femmes ayant déjà deux enfants.

– On annonce, de Saint-Pétersbourg, la mort du Président de la République russe, le docteur Yvan Sianeski, le petit-fils du savant qui découvrit le microbe du cancer et trouva le sérum contre le terrible mal qui ravagea le XXéme siècle.

– On annonce également la mort de la célèbre cantatrice Bianca Dantellina. Elle était âgée de dix-huit ans. On lui fera à Rome des funérailles nationales.

– Les Anciens ont réglé l’ordonnance des fêtes du Printemps. Des ballons lanceront, toute la nuit et tout le jour, des pétales de fleurs sur les Villes. »

A suivre……

 

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Les Introuvables : « Le Serpent Fantôme » de Marcel Roland

Je laisse le soin à de plus érudits que moi vous parler de cette légende de la mer.N’étant pas un spécialiste en Cryptozoologie, je ne voudrais pas m’aventurer en terrain inconnu et le but de ce blog n’est pas de vous avancer des hypothèses hasardeuses, mais de vous faire découvrir, des ouvrages , romans et nouvelles ayant un rapport avec le fantastique ou le science fiction ancienne, et de vous faire profiter de certains textes enfouis dans d’obscures revues, de nos jours de plus en plus difficiles à trouver.

La légende du serpent de mer dans la catégorie qui nous intéresse fut l’objet de nombreuses nouvelles ou romans ( « Pierrette la téméraire »,de Georges-Gustave Toudouze, 1956, Hachette Idéal-bibliothèque n°116, Illustrations de Françoise Bertier, « Le serpent de mer » de Gabriel de Lautrec, éditions du siècle,1925, « Les vampire de la mer » de Paul Féval fils, éditions Louis Querelle,1929,….)

Marcel Roland est connu des lecteurs de ce blog pour avoir œuvré dans notre domaine avec des romans intéressants et touchant à des domaines aussi divers et variés que la fin du monde « Le déluge futur, journal d’un survivant »  ( éditions Fayard vers 1925, pré originale dans la revue Touche à tout du N° 4, 15 Avril 1910 au N° 6, 15 Juin 1910) le roman sur la thématique de la race qui nous supplantera avec « Le presqu’homme roman des temps futurs » éditions Méricant et pour conclure ce qui va constituer une trilogie « La conquête d’Anthar, roman des temps futurs »(  éditions Lafitte 1914). Les personnages principaux de cette saga se retrouveront dans les trois volumes qui se terminera sur la fameuse ile, seul îlot ayant échapé au terrible déluge du tome 2 et qui abrite les Pongos, ces « presqu’hommes » rencontrés dans le premier opus. Marcel Roland rédigera également un autre roman fort passionnant « Quand le phare s’alluma » (éditions Flammarion, 1922)et « Osmant le rajeunisseur »( éditions Albin Michel 1925) ouvrages dont nous reparlerons dans un autre article consacré à l’auteur.

Pour l’heure embarquons nous pour une étrange aventure , une de ces légendes de la mer dont les vieux marins sont très friands et laissons nous porter par le doux frisson du mystère.

 

Le Serpent Fantôme 

«Journal des voyages » du Dimanche 18 Janvier 1914. N°894, N° 1096 de la collection.

 

Cet étrange récit me fut fait par le commandant Devillod, à bord du paquebot Floride, des Chargeurs Réunis, un soir que nous venions de dîner ensemble à la salle à manger et qu’il m avait emmené dans sa cabine pour y prendre le café.

A table, durant le repas, la conversation avait beaucoup roulé sur le fameux serpent de mer, cet animal monstrueux et légendaire, affirmé par les uns, nié par un plus grand nombre, et qui, s’il n’est pas un mythe, a toujours échappé à la capture. Comme d’habitude, à côté de quelques passagers convaincus de son existence, les autres avaient fait chorus pour s’amuser à leurs dépens et railler leur naïveté. Bref, le dîner s’était terminé sans que personne se fût mis d’accord sur cet énigmatique et troublant sujet. Ce fut alors que le commandant me demanda de l’accompagner chez lui.

Après m’avoir offert un excellent cigare, il me dit d’un ton soucieux :

« Vous avez dû remarquer, n’est-ce pas, que je n’ai pas bronché durant toute cette discussion du serpent de mer ? C’est que j’ai pour cela des raisons, et de bonnes, comme vous allez en juger… »

Il prit un temps, me versa un verre de line Champagne, et poursuivit :

« Le serpent de mer existe. Moi qui vous parle, je l’ai vu, et de tout près ! Mais je ne veux pas, je ne peux pas le dire… Vous me comprendrez tout à l’heure… Oh ! C’est une vieille histoire : cela se passait il y a une vingtaine d’années. J’étais second maître à bord du Neptune, un steamer qui faisait le service entre le Cap et les ports anglais. Pendant un voyage, j’avais lié connaissance avec un des passagers, un de nos compatriotes nommé Lefébure. C’était un jeune homme chargé d’une mission scientifique, et qui retournait en Angleterre avec toute une collection de pierres et d’oiseaux recueillie sur le continent noir. Je le revois encore… Un garçon blond, intelligent, mais très casse- cou, un peu ce qu’on appelle chez nous une forte tête !

« A la suite d’un grain qui dura quarante-huit heures, notre navire fut immobilisé par je ne sais plus quelle avarie. Je crois qu’il s’agissait du gouvernail. Et il y en avait pour jusqu’au lendemain au moins ! Chacun s’arrangeait donc pour supporter de bon cœur ce contretemps fâcheux, quand mon Lefébure me rejoint et me propose dans un coin une expédition invraisemblable ! Ne voulait-il pas profiter de l’arrêt forcé du Neptune pour aller faire une moisson d’algues dont on apercevait des bancs immenses à un kilomètre de là, et pêcher dans les grands fonds avec un appareil de son invention?

« Je commençai par refuser net. Je n’avais pas qualité pour emprunter un canot du bord au service d’une excursion, et il m’était du reste absolument interdit de m’écarter du bateau. Mais mon homme insista, supplia, enfin fit tant et si bien que je me laissai attendrir. Toutefois je décidai, afin de me soustraire à une punition certaine si l’on s’apercevait de ma fugue, que cette bizarre partie de pêche aurait lieu la nuit, à l’heure où tout, sauf les gens de quart, dormirait sur le Neptune.

« Nos dispositions furent bientôt prises, et, vers minuit et demi, j’attendais Lefébure à l’arrière. Le petit canot était paré; je le descendis sans bruit et nous y sautâmes. La mer était d’un calme délicieux, avec des ondulations phosphorescentes qui nous entouraient comme des franges de mercure. J’avais pris les avirons et filais bon train vers les fameux bancs d’algues, avec mon camarade assis au gouvernail. La silhouette nocturne du Neptune s’éloigna rapidement, dressée sur un ciel opaque où des nuages démasquaient par moments une lune presque pleine.

« Au bout d’un quart d’heure de nage, nous commençâmes de rencontrer les premières végétations. Le silence, à cet instant, était complet, solennel; nous n’étions éclairés que par la phosphorescence des flots et par l’astre pâle qui se dévoilait à brefs intervalles. J’avais ramené mes rames à l’intérieur de l’embarcation. La houle très légère nous portait et Lefébure ravi déroulait déjà sa sonde, quand nous heurtâmes doucement quelque chose.

« Je crus à un écueil et, me penchant, je m’efforçai de distinguer l’obstacle.

« – Qu’est-ce que c’est? me demanda Lefébure, occupé à ses opérations.

« – Sans cloute un îlot. »

« D’un coup d’aviron, j’avais forcé le canot à s’écarter, et, durant quelques minutes, nous fûmes tranquilles. Cependant nous dérivions sensiblement, et voilà qu’après avoir parcouru un bout de chemin, nous touchâmes une seconde fois.

« Très intrigué, je profite d’une éclaircie où la lune illumine vivement la mer, et regarde mieux ce qui nous arrête ainsi… J’avais l’idée d’une ceinture de récifs… Lefébure aussi cherche à se rendre compte. A genoux contre le bordage, il me montre un relief sombre le long de notre canot.

« – Voyez donc, Devillod… C’est curieux, on dirait que cela se continue sur une grande distance ! »

« En effet, à droite et à gauche, nous discernions maintenant, très nette sur le fond plus clair des flots, une sorte de colline noirâtre assez étroite, qui zigzaguait au loin, avec des replis demi-circulaires.

« J’allongeai un bras par-dessus le bord et tâtai ce singulier écueil… Oh ! quelle sensation fut la mienne! Je ne saurais vous la traduire… Ce que je venais de toucher, ce n’était pas de la pierre, mais un pelage rude, aux poils serrés et durs, une espèce de crinière.

Je retirai si vivement ma main que Lefébure s’en aperçut.

« – Quoi donc, est-ce que vous êtes blessé? »

Sur le moment, je ne répondis pas : je regardais l’étonnante chose qui s’étendait devant nous. Toutes sortes d’histoires, que j’avais encore dans les oreilles pour les avoir entendues à la veillée, m’envahissaient la mémoire. Je venais de penser brusquement au serpent de mer, à ce serpent fantôme qui se laisse entrevoir par- fois et que nul n’a jamais pu approcher. On m’avait conté que des navigateurs dignes de foi certifiaient l’avoir aperçu, non seulement dans le vieux temps, mais aussi de nos jours : le capitaine M’Quhae, du Daedalus, en 1848; plus tard les officiers de l’Osborne, puis le capitaine Tuits, qui affirmait l’avoir rencontré dans les parages de Long-Island, en 1800. Tous avaient dessiné l’étrange animal, dont la taille variait, selon eux, entre 20 et 80mètres ( 83 métres d’après M.C.Renard).

Sans nier complètement l’existence du monstre, j’avais toujours eu quelques doutes à ce sujet, car je me méfie instinctivement du mystère. Mais le contact de cette fourrure courte, qui rappelait celle du phoque, le déroulement interminable de ce corps si long dont on devinait les méandres à demi submergés par l’eau, me glaça. Je n’avais pas besoin de réfléchir pour être sûr : c’était lui ! Il me semblait qu’une voix impérieuse m’eût soufflé a l’oreille cette certitude absolue.

« – Le serpent de mer ! » murmurai-je à mon compagnon en frissonnant malgré moi. »

Lefébure s’était relevé : il eut un rire

« – Hein? Le serpent de mer?… Ça, le serpent de mer?… Comme si ça existait cette machine-là! Attendez un peu, allez voir ce que j’en fais, de votre serpent ! Vous ne voyez donc pas que rit tout simplement une traînée de sargasses agglomérées, qui nous barrent le chemin? »

Avant que j’eusse pu prévenir son geste, empoignait à deux mains un des avirons. L’utilisant comme une massue, frappa à coups redoublés le noir objet qui reposait, mollement bercé par les flots.

Alors, ce qui se passa… je ne l’oublierai jamais! Non, je n’oublierai jamais ce tressaillement qui agita soudain le corps immobile. Ce fut comme une crispation qui courut d’une extrémité à l’autre, et la bête, car c’en était une, c’était le serpent, je ne m’étais pas trompé ! contractant brusquement ses vertèbres innombrables, plongea sous notre barque au milieu d’un bouillonnement d’écume.

« Je m’étais emparé de la seconde rame, j’arrachai à Lefébure celle dont il se servait, et me disposais à fuir, quand nous aperçûmes près de nous une effrayante apparition : une tête énorme, plate et allongée, éclairée de deux yeux pâles qui brillaient avec une fixité d’ampoules électriques. Cette tête fantastique se balançait au bout d’un cou flexible qui, lentement, lentement, émergeait des vagues. Nous assistions, médusés, paralysés en quelque sorte, à ce spectacle digne des temps préhistoriques, sans avoir la force de nous arracher à la contemplation horrifiante. Enfin je ramassai toute mon énergie, m’arc-boutai sur le fond de l’embarcation, et commençai à ramer. Mais la tête gigantesque planait maintenant au-dessus de nous, couvrant de son ombre le canot tout entier. Dans un éclair, je la devinai qui passait en sifflant près de moi, le reflet des prunelles lumineuses m’éblouit, j’entendis mon compagnon pousser un cri terrible : la bête, d’un mouvement rapide, enlaçait celui qui l’avait frappée et l’emportait. Soulevé comme une plume, tout petit, perdu dans la masse de l’énorme corps, Lefébure battit l’air un instant de ses quatre membres. Un choc violent me renversa.

« Quand je me relevai, à demi étourdi, sur mon banc, Lefébure avait disparu. Je distinguai dans le brouillard de l’éclairement lunaire un reptile long d’une quarantaine de mètres, qui s’éloignait vertigineusement, tantôt plongeant, tantôt nageant à la surface. Le monstre s’évanouit à l’horizon… Je restai quelque temps encore à cet endroit pour tâcher de retrouver mon malheureux camarade : ce fut en vain !

« Je regagnai le Neptune et rentrai à bord sans être remarqué. On crut que Lefébure était tombé accidentellement à la mer : nul n’a jamais su le secret de sa mort : vous êtes le premier à qui je le confie ! »

Le commandant Devillod se tut, et passa une main sur son front, comme pour en effacer une vision obsédante. Il vida d’un trait son verre de cognac.

« Vous pouvez maintenant, ajouta-t-il, conter cette tragique aventure. Après tout, elle est si vieille que je n’ai plus guère de raisons de la garder pour moi seul!… Mais, en y réfléchissant bien, je ne sais trop si elle est de nature à prouver quoi que ce soit pour ou contre le serpent de mer.

« Peut-être, en somme, n’ai-je été que le jouet d’un cauchemar, d’une de ces hallucinations terribles comme l’Océan nous en réserve si souvent… Et peut-être le serpent de mer que j’ai vu n’était-il, une fois de plus, que le serpent fantôme !

Marcel Roland.

Les Introuvables :



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