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Les Introuvables : « Les Mystérieuses Etudes Du Professeur Kruhl » De Paul Arosa

Il y a de cela un vingtaine d’années, alors que ma passion pour l’anticipation ancienne revêtait déjà une forme obsessionnelle et que le « Versins » trônait sur ma table de chevet, j’avais découvert l’ouvrage de Jacques Van Herp « Je sais tout le roi des magazines » (Collection Idés…et autres N° 54, éditions « Recto-Verso » 1986). Une mine que cette publication, comme tous les titres de la collection d’ailleurs.

L’univers si riche des publications d’avant guerre était une découverte récente pour moi, préférant collectionner uniquement les volumes, plus faciles à ranger, moins encombrants. Stupide erreur, car tous ces périodiques renferment, comme j’allais rapidement le découvrir, des textes inestimables et…inédits ! Me voilà donc à la recherche de ces précieuses revues et je constate avec stupeur qu’il n’existe pas vraiment de « fanzines » qui, comme moi, éprouveraient quelques sympathies pour d’aussi éphémères morceaux de papiers, et qui leur accorderait les chances d’une réédition.

A cette époque je rencontre un amoureux de la science fiction, William Waechter, qui me soumet son projet de créer une revue consacrée au domaine de l’imaginaire sous toutes ses formes. Je lui propose ma collaboration, lui vante le vide énorme concernant l’anticipation ancienne et toute sa richesse thématique, serait-il d’accord pour me consacrer un espace destiné à des rééditions ?. Il prend le risque et c’est ainsi que va naître « Planète à vendre » avec une rubrique « Rétro Folio » intitulée « Les oubliettes ».

Ainsi, sur quatre numéros il me sera possible, avec les moyens du bord, de pouvoir un peu parler de cet amour pour les textes anciens, les précurseurs de la science fiction française, et de faire partager trois textes qui me paraissaient intéressants et dont l’oubli dans lequel ils étaient tombé, devait être réparé. De nos jours, les efforts se multiplient afin de réparer ces injustices et il n’est pas rare, sur la toile ou en librairie de constater l’intérêt que portent les amateurs et les éditeurs, à toute cette partie de la littérature « populaire » à cette face cachée de l’iceberg, cette « Autre face du monde » qui mérite toute la reconnaissance et le respect que nous devons porter à nos illustres pionniers.

- « L’arbre charnier » de E.M.Laumann. Planète à vendre N° 1. Octobre 1990.

- « La journée d’un Parisien au XXI éme siècle » de Octave Béliard. 1ere partie. Planète à vendre N° 2.Décembre 1990.

- « La journée d’un Parisien au XXI éme siècle » de Octave Béliard. 1ere partie. Planète à vendre N°3. Mars 1991.

- « Les mystérieuses études du Professeur Kruhl » de Paul Arosa. Palnète à vendre N° 5. Juillet 1991.

J’avais déjà effectué un résumé du texte présenté aujourd’hui, lors de mes premiers articles sur ce blog, pour les retardataires je me permets donc d’en reprendre la présentation avec cette fois, la nouvelle inédite de Paul Arosa, dans son intégralité.

 

 Présentation

La production de textes relevants de l’imaginaire fut, faute de revues spécialisées, très abondante au début du XX éme siècle et il serait vraiment difficile d’en répertorier la totalité à l’heure actuelle. De plus, c’est une époque où le genre « Science- fiction » n’est pas encore bien déterminé et le terme de « Fantastique » était une espèce de « fourre tout » ou de nombreux textes appartenant à cette zone crépusculaire entre la SF et le Fantastique, étaient alors rangés. Un genre il faut le reconnaître assez méprisé, car en marge de la « vraie » littérature mais qui abritait donc sous son aile une foule de textes d’origine conjecturale. Bien souvent d’ailleurs la différence entre les deux domaines se base souvent sur des critères assez difficiles à définir.

L’exemple typique de cette époque est le texte de Paul Arosa « Les mystérieuses études du Professeur Kruhl » paru dans la revue « Je sais tout » ou ce dernier rassemble plusieurs genres : Policier,Fantastique,Science-fiction et même Grand Guignol. Cette œuvre d’ailleurs, comme nous le fait remarquer fort justement Jacques Van Herp, ressemble curieusement à un texte de Jean Ray et intitulé « La tête de Mr Ramberger ». Dans les deux textes nous sommes en présence de la résurrection d’une tête décapitée, toutefois Arosa apportera une explication scientifique alors que Jean Ray laissera planer un doute à la limite du surnaturel, tout en insistant sur le coté morbide de la situation (l’auteur Gantois était avant tout un conteur fantastique).

Dans le texte qui nous intéresse le procédé utilisé pour l’époque est assez innovent. En effet tout repose sur un appareillage sophistiqué, énorme machine fonctionnant au moyen d’un cœur artificiel, envoyant en permanence du sang de porc (le plus proche de l’homme) dans le système vasculaire cérébral. Toutefois, si l’idée est séduisante sa créature reste tributaire de son statut de « Tête vivante » et reste condamnée à ne pas bouger du socle sur lequel elle est posée. Il faudra attendre un roman tout à fait rarissime et passionnant des pères de « Fantômas », Souvestre et Allain pour que le pas soit enfin franchi avec le passionnant « Le rour » (écrit à la gloire de l’automobile et des pneumatiques Ducasble) Il s’agit à mon avis du tout premier roman Français (publié en 1909, librairie de L’auto) où il sera question d’une créature semi mécanique et mue par un cerveau humain. Les auteurs nous en présenterons juste une ébauche audacieuse car le savant diabolique de l’histoire ne parviendra pas à mener son projet à terme et pour cause, le héros neutralisera l’inventeur, le cerveau de la future créature étant celui de sa fiancée. Par la suite G.Palowski en 1913 et son « Voyage dans la quatrième dimension »  ( Bibliothèque Charpentier 1912) ébauchera ce concept toutefois cette date est tout aussi importante car elle marque une étape décisive dans notre domaine.

En effet à Bruxelles sera édité ce qui constitue d’après Versin dans son « Encyclopédie » la « Première collection spécialisée de science-fiction » « Le secret de ne jamais mourir » ( Editions Polmoss 1913, Bruxelles) Roman fantastique de A.Pasquier et illustré par De Cuyck va ainsi constituer le seul et unique volume d’une série fort prometteuse des éditions « Polmoss » L’ouvrage renferme en réalité deux textes consacré aux « automates » mais celui qui nous intéresse plus particulièrement est le premier donnant le titre au recueil. Ici la donne est différente car ce n’est pas un cerveau que l’on va ajouter à une machine (ou faire fonctionner un cerveau artificiellement grâce à un appareillage) mais on va intégrer des éléments mécaniques en remplacement d’organes défectueux ou vieillissants : L’ancêtre de Robocop venait de voir le jour !

Celui qui franchira de nouveau le pas sera Gaston Leroux en 1924 avec la parution de son célèbre roman « La machine à assassiner » ( Editions Tallandier 1924). Dans ce texte, Gabriel est un mannequin automate sur lequel on a greffé le cerveau d’un guillotiné. Il se répare et se remonte tout seul, doué en quelque sorte d’une immortalité « mécanique » qui en fera presque le summum de la créature artificielle parfaite. Signalons également une petite plaquette éditée en 1928 à la « Librairie théâtrale » et intitulé « L’homme qui a tué la mort » de René Berton. Il s’agit d’un pièce dramatique en deux actes ou la tête d’un décapité est rendue à la vie au moyen d’une machine complexe envoyant électricité et sang de bœuf afin de refaire fonctionner le cerveau du malheureux.

Pour l’heure, bonne lecture, savourez ce texte parfois horrible, souvent macabre, poétique même si, si… Lisez plutôt:

« La pulsation sonore s’arrête net, au milieu des roues brisées, des tiges tordues, du liquide gicla, des gouttes nombreuses dégoulinèrent sur le sol en ruisseaux, la machine saignait! »

« Les mystérieuses études du professeur Krhul » de Paul Arosa. « Je sais tout » de Septembre 1912 (N°92). Illustré par Géo Dupuis. Nouvelle ayant été reprise dans l’excellente revue « Le Boudoir des Gorgones » n° 4 d’octobre 2002, avec une présentation de l’auteur par Philippe Gontier.

 

Les Introuvables :

 

Je puis, maintenant qu’un certain nombre d’années se sont écoulés dévoiler la vérité sur la fin étrange et les mystérieuses études du professeur Kruhl. L’angoissant souvenir de cette aventure me poursuit nuit et jour et j’espère me libérer de son obsession en relatant ici tous les détails de cette étrange histoire.

J’ai toujours eu en sainte aversion ce qu’on est convenu d’appeler les bains de mer : ces plages petites ou grandes avec villas, hôtels, casinos, tennis, bals, flirts et baignades publiques me font horreur. J’adore la mer, mais à condition d’y trouver la solitude et la liberté, c’est ce qui me fit choisir cette année là, pour y passer mes vacances, le paisible village de Cauville.

Peut-être est-il devenu maintenant lui aussi, station balnéaire; à cette époque il n’y avait là que quelques maisons situées, moitié sur le coteau, moitié dans une vallée qui se dirigeait vers la côte. Il n’y avait pas d’auberge, je logeais chez l’habitant; Mme veuve Piedelièvre, épicière, m’abandonnait, au-dessus de sa boutique, une vaste chambre blanchie à la chaux qui faisait mes délices.

Ce fut dans une de mes toutes premières promenades que je découvris la demeure du professeur Kruhl. Elle se dressait au milieu de la lande qui couronne la falaise et son aspect, extrêmement bizarre me frappa : c’était un bâtiment carré de grandeur moyenne en briques rouges, crénelé comme un donjon et sans fenêtres, il s’élevait au centre d’un quadrilatère clos de murs très élevés, également en briques rouges, une petite porte en fer, étroite et haute, se voyait sur une des faces du quadrilatère.

Je fis lentement le tour de cette étrange habitation, de tous côtes le mur s’élevait haut et lisse, partout un silence de mort, sauf pourtant en un certain endroit où je cru entendre derrière la muraille des sortes de grognements étouffés, dont il me fut alors impossible de préciser la nature.

Vivement intrigué, je redescendis au village et interrogeai incontinent mon honorable logeuse Mme Piedelièvre, elle me renseigna avec une loquacité toute normande.

- C’est ce donjon rouge du charcutier du diable, me dit-elle.

- Qu’est-ce que c’est que cela, demandais-je ahuri?

- J’en savons point pu qu’vous; il y aura tantôt quatre ans qu’un drôle de particulier avec des cheveux filasses qui lui tombent sur le col et des lunettes d’or, a fait construire c’te bicoque su’l'haul d’la falaise; personne ici ne sait d’où c’est qui vient pas pu qu’on n’connait c’qui se passe chez lui, ni comment que c’est fait dans l’intérieur : les quatre murs ont ben été construits par un maçon d’Montivilliers, mais tout l’dedans a été terminé par des ouvriers qu’il a fait v’nir qui n’causaient point 1′ français; au surplus, c’est tout juste si lui-même sait s’faire comprendre en notre langue.

- Vraiment? De quel pays est-il donc?

– Ben d’l'enfer pardi 1 Quand on est mystérieux comme lui, qu’on n’met ni portes ni croisées à sa maison, qu’on n’voit personne, qu’on n’sort qu’à la nuit pour aller pêcher ou gesticuler et causer tout seul dans la lande au clair de lune, c’est y point qu’on est un suppôt d’Satan?

- Ce n’en sont point des preuves absolues, hasardais-je.

– Oh ! j’sais ben, riposta la veuve Piedelièvre que les Parisiens ne croient à rien d’sérieux, mais moi j’vous dis que cet homme-là vient tout dret d’l'enfer et tout l’monde dans le pays l’y renverrait avec plaisir s’il n’gaspillait point l’argent comme il le fait.

- Il est riche?

- Faut croire, il paye tout l’double de ce que ça vaut.

- Ne craignez-vous pas, insinuais-je, ma bonne madame Piedelièvre, que ce ne soit là de l’argent du diable, de l’argent maudit?

- Ça s’peut ben, mais y passe comme l’autre.

- J’admets, repris-je, que cet individu soit Belzébuth en personne, mais pourquoi ce surnom de charcutier?

- A cause de ses porcs.

- Quels porcs?

- Il achète tous ceux de l’arrondissement.

- Vivants?

- Toujours.

- Je m’explique à présent les grognements que j’ai entendus tout à l’heure, votre Lucifer est un simple marchand de cochons !

- Point du tout, reprit la veuve avec animation, tous ceux qu’on lui vend sont mis à mort chez lui et on n’les r’voit pu ! – Allons, des blagues !

- J’vous dis qu’c'est la vérité vraie mais comme vous n’me croyez point, je n’vous causerai pu un mot là-dessus.

– Et toute bougonnante, Mmc Piedelièvre me quitta.

J’essaie de percer ce mystère

Durant le reste de la journée, je songeai plusieurs fois au récit de la vieille femme, il était évidemment entaché d’exagération et de superstition paysannes, mais les faits devaient être réels; ils étaient par eux-mêmes assez étranges pour me donner une folle envie de percer le mystère dont s’entourait le propriétaire du donjon rouge.

Ce même jour, après souper, je partis en promenade; j’aime infiniment les courses nocturnes à la campagne quand l’ombre est tiède et qu’il y a des étoiles, je m’en allai à travers champs, humant avec délices cette odeur particulière et si douce qu’exhale la terre endormie. Sur la falaise je vis bientôt se dresser devant moi la silhouette massive du donjon rouge : à première vue tout m’y parut obscur, mais en regardant mieux je vis que la face intérieure du laite crénelé qui couronnait l’édifice était éclairé par un reflet assez vif, provenant évidemment d’une toiture vitrée, invisible du dehors et violemment illuminée par en dessous, je compris alors que la maison prenait jour par en haut à la manière d’un atelier, ce qui expliquait l’absence de fenêtres. Cette fois, dans la cour, on entendait des bruits de pas, des chuchotements, des interjections en un dialecte qu’il me fut impossible de reconnaître. Tout à coup, la nuit fut déchirée par le hurlement toujours si atroce, si douloureux, d’un porc qu’on égorge. Il se prolongea longtemps, s’affaiblissant peu à peu avec la perte du sang et, dans le grand calme nocturne, cette plainte déchirante avait quelque chose d’humain et de désespéré; je me hâtai de regagner mon lit où je me glissai en frissonnant.

Dès le lendemain, je commençai mes investigations.

L’homme était bien installé dans le pays depuis environ quatre ans; il avait acheté le terrain fort cher, l’acte de vente que je me fil montrer à Montivilliers était établi ail nom de M. le professeur Siegfried Kruhl, de l’Université de Magdebourg. La construction du bâtiment avait été menée avec rapidité et, comme on me l’avait dit, tous les aménagements intérieurs avaient été exécutés par des ouvriers allemands qui ne frayèrent avec personne.

Depuis son installation, M. le professeur Kruhl, sauf quelques promenades nocturnes, n’était jamais sorti de chez lui; il vivait seul, avec deux serviteurs mâles, sortes de géants rébarbatifs dont l’un était chargé de l’achat des provisions et l’autre de celui des porcs ; en trois ans, car cet inexplicable commerce n’avait commencé qu’un an après l’arrivée du professeur dans le pays, il avait acheté 1.0115 porcs soit exactement un par jour.

Loin de satisfaire ma curiosité, ces détails nu faisaient que de l’exciter davantage, j’avais tout abandonné, bains, promenades, pour ne m’occuper que du professeur Kruhl : cent fois, j’avais rôdé autour de sa maison sans pouvoir deviner rien de ce qui s’y passait ; à quelles mystérieuses éludes se livrait il la dedans? Je savais, par des renseignements qu’on m’avait envoyés d’Allemagne, qu’il avait jadis enseigné l’anatomie et la physiologie à l’Université de Magdebourg. Etait-ce donc un vivisecteur, un biologiste? Etudiait-il l’histologie, l’angiologie, l’ostéologie ? Pourquoi alors se terrait-il de la sorte? Et puis comment expliquer cette énorme consommation de porcs?

J’étais de plus en plus intrigué, et même sans savoir pourquoi, un peu inquiet, je le fus bien davantage à la suite du fait suivant. Un certain jour, lassé de mes recherches infructueuses, je descendis sur la grève à marée basse pour pêcher le tourteau : je suivais donc le pied de la falaise et me trouvais assez loin de la plage, quand mes regards et mon odorat furent frappés par un amas bizarre et nauséabond, je m’approchai et reconnus avec stupeur les cadavres déjà tuméfiés d’une dizaine de cochons, ils n’avaient été ni ouverts, ni dépecés; ils étaient entiers et portaient seulement à la gorge la blessure béante du coup de couteau qui les avait saignés, la mer servait de dépotoir au laboratoire du professeur Kruhl.

Ainsi donc, c’était dans l’unique but de récolter du sang, des litres de sang de porc, que cet homme immolait chaque nuit une de ces malheureuses bêtes? Qu’en faisait-il? Ce n’était pourtant pas un fabricant de boudin en gros! Je me perdais en conjectures, les idées les plus folles me hantaient, je ne savais que penser. A deux ou trois reprises j’abordai, pendant leurs courses dans le pays, les deux domestiques, gigantesques teutons rouquins, me remémorant le peu d’allemand que j’aie jamais su, je les priai d’annoncer à leur maître la visite d’un naturaliste français, grand admirateur de ses travaux ; ils me tournèrent le dos avec ce seul mot :

- Unmôglich. (Impossible).

Je ne pus rien obtenir de plus. Quinze jours après, je rencontrai enfin le professeur Kruhl, et son apparition ahurissante acheva complètement de me terrifier.

Il était près de minuit; selon mon habitude, je me promenais dans la campagne; malgré moi, mes pas me ramenèrent vers le donjon rouge; sous la lune qui brillait d’un vif éclat, il m’apparut soudain.au détour d’un bouquet d’arbres, sinistre dans la lande déserte. Cette fois, il s’y passait quelque chose d’anormal, au lieu du lourd silence habituel, trois voix discutaient derrière la muraille, trois voix masculines dont l’une, étrangement glapissante, semblait manifester une colère violente. Tout à coup, l’étroite porte de fer s’ouvrit et je vis apparaître un petit homme vêtu de noir, nu tête, avec des cheveux blonds et des lunettes d’or : il paraissait en proie à une inquiétude, à un désarroi inexprimables, il gesticulait en proférant des paroles incohérentes, la porte se referma derrière lui et je le vis se diriger en courant du côté du village. Cette fois, j’avais la partie belle, je le rejoignis sans bruit :

– Monsieur Siegfried Kruhl, lui dis-je, en lui mettant la main sur l’épaule, pas si vite, les gens qui parcourent la campagne, la nuit, comme vous le faites, sont souvent des voleurs ou des fous.

Il s’était retourné brusquement, une grande colère s’alluma dans ses yeux, derrière les lunettes d’or :

- Laissez-moi !me cria-t-il, en un français fortement teinté d’accent germanique.

- Non pas, répondis-je, en le maintenant, je tiens à faire votre connaissance, vous m’intriguez beaucoup, Monsieur le professeur Kruhl.

- Je vous dis de me lâcher, entendez- vous! Je suis libre de faire ce que je veux, je ne fais aucun mal.

- C’est ce qu’il faudrait prouver. -

De quel droit m’interrogez-vous? – Il y a des plaintes contre vous, lui dis-je, en me payant d’audace, et j’ai un mandat d’amener délivré par M. le juge d’instruction du Havre. Il devint pâle comme la mort, de l’angoisse et de l’épouvante se peignirent sur ses traits.

- Monsieur, supplia-t-il, laissez-moi aller, il faut; je ne fais rien de mal, je suis un simple savant, je fais des études, seulement des études, mais j’ai besoin d’en trouver un, ce soir… ne me retenez pas, celui que j’avais est mort, il m’en faut un, tout de suite… Et il ajouta en proie à une surexcitation effrayante, sans cela,elle va mourir… et si elle meurt je ne pourrai plus cette fois la ranimer… si elle meurt… si elle meurt… tout est perdu… perdu…

Il fit un geste brusque, se dégagea, partit à toutes jambes, sans que, cloué de surprise, j’eusse l’idée de le poursuivre. Le cœur battant, je me cachai derrière le mur du donjon rouge! Après une longue attente, je vis réapparaître le professeur Kruhl, il tirait derrière lui un animal au bout d’une longe, la petite porte se referma sur lui, et j’entendis peu après le hurlement prolongé d’un porc qu’on égorgeait.

Je vécus les jours qui suivirent cette effarante rencontre dans un furieux état d’énervement; vingt fois, je fus sur le point d’aller au Havre conter au Procureur de la République tout ce que je savais du professeur Kruhl. Son attitude quand je lui avais parlé du juge d’instruction me prouvait clairement qu’il ne tenait pas à ce que la justice s’occupât de ses affaires, pourtant cet homme ne faisait de mal à personne et le fait de tuer un cochon chaque nuit n’était réellement pas suffisant pour le faire arrêter.

- Si elle meurt je ne pourrai plus la ranimer… si elle meurt tout est perdu…

-Qui, elle? A quelle créature faisait-il allusion? Quel était cet être auquel il tenait tant? C’était donc pour en assurer l’existence qu’il lui fallait, chaque soir, immoler un porc? Ce ne pouvait être quelque bête fauve, friande de viande crue, puisque les corps des victimes étaient jetés intacts à la mer? C’était donc du sang, rien que du ‘ sang frais qu’il fallait à cela? .Je me livrais aux conjectures les plus folles, j’en perdais l’appétit, le sommeil, je résolus d’en avoir le cœur net et de pénétrer coûte que coûte dans la maison du professeur Kruhl.

A l’assaut du donjon rouge

Mes préparatifs furent rapidement et discrètement faits: j’allai au Havre, j’achetai dix mètres de forte corde à nœuds, un crampon de fer, une lanterne électrique et un flacon de chloroforme, je me munis aussi d’un excellent revolver. Revenu à Cauville, je déposai secrètement ce matériel dans un coin broussailleux et désert de la lande, non loin du donjon rouge, puis chaque nuit, quelque temps qu’il fît, embusqué derrière les hauts genêts, je surveillai la porte de fer. Tenter l’assaut de cette forteresse, ses trois habitants s’y trouvant réunis, eut été .folie; il fallait attendre qu’au moins deux d’entre eux en fussent absents;or, je savais que le professeur et ses acolytes se promenaient parfois la’ nuit hors de leur domaine. Cela n’advint qu’à ma vingtième veille, alors que je commençais à désespérer. Vers onze heures eut lieu l’égorgement quotidien du porc; à minuit, je vis enfin la porte de fer s’ouvrir doucement, un des géants roux parut, inspecta la lande, fit un signe et le professeur Kruhl se montra; je vis le géant charger sur son épaule une paire de grands filets semi-circulaires et disparaître avec son maître dans une des sentes de la falaise : M. Siegfried Kruhl allait à la pêche.

Quand les deux hommes furent loin je m’élançai hors de ma cachette le, mon cœur battait à se rompre; j’eus peur à cet instant, je fus sur le point de reculer, de renoncer à mon entreprise et de laisser 1′AlIetaand s’adonner en paix à ses Mystérieuses études, mais la conviction où j’étais de découvrir derrière ces murs quelque chose d’affreux, d’extraordinaire ou de fantastique, eut raison de ma défaillance. Je courus à l’endroit où j’avais déposé mon matériel, revins sans bruit muni de ma corde à nœuds, à l’une des extrémités de laquelle j’avais solidement fixé le crampon de fer et commençai l’assaut du donjon rouge.

J’avais choisi le point du mur le plus éloigné de la porte d’entrée, il avilit sept mètres de haut et il me fallut lancer onze fois la corde avant de réussir à fixer solidement le crochet dans un interstice delà paroi; en quelques instants j’atteignis le sommet du mur sur lequel je me mis à califourchon, puis je hâlai la cordé et la fis pendre de l’autre côté: j’écoutai, tout était silence, je me laissai glisser, j’étais dans la place.

Au centre du vaste quadrilatère se dressait la maison, obscure et massive ; tout autour, adossés aux murs extérieurs, je vis des bâtiments de formes diverses, la fenêtre d’un de ces pavillons sans étages était ouverte et éclairée, traçant un large carré de lumière sur le sol de la cour. Je m’arrêtai interdit; c’était là, évidemment; que veillait le second gardien attendant le retour de son maître, il allait me voir, m’entendre… Rien ne bougeait cependant : à pas de loup, retenant mon souffle, j’approchai; je regardai ; l’homme assis dans un fauteuil dormait. Un pas, un mouvement pouvaient le réveiller; sans bruit, je vidai le flacon de chloroforme sur mon mouchoir, puis m’approchant delà croisée, le lui lançai adroitement sur les genoux. Le dormeur fit un mouvement mais ne s’éveilla pas,’j'attendis un peu, puis, lestement, enjambai la fenêtre : l’Allemand ouvrit les yeux, me vit, se leva, mais la drogue avait déjà paralysé son cerveau, il chancela, tomba à genoux. Je lui jetai le mouchoir sur le visage en lui maintenant les mains, il ne put résister et s’écroula définitivement. Avec une cordelette extrêmement résistante dont je m’étais muni, je lui liai solidement les membres, j’étais sauvé, plus rien ne pouvait maintenant m’empêcher de pénétrer le secret du professeur Kruhl.

Je jetai les yeux autour de moi, ce logis de gardien n’avait rien de particulier; je regardai machinalement la lampe qui éclairait la chambre, je reconnus une ampoule électrique. L’électricité était donc installée datas le donjon rouge? D’où venait- elle? Je revins dans la cour, je vis tout d’abord la porte de fer, armée d’une fermeture compliquée comme celle d’un coffre- fort; puis je pénétrai dans le premier bâtiment : une émanation violemment acide me prit au nez et à la gorge, j’allumai ma lanterne, j’étais dans une salle d’accumulateurs, il y en avait un grand nombre, dans une pièce contiguë… se trouvaient la dynamo et son moteur. Le pavillon qui faisait suite était l’abattoir des porcs. Je me dirigeai alors vers la maison qui ne m’avait jamais paru plus obscure et plus sinistre, une porte basse s’ouvrait sur une de ses faces, je la poussai, elle céda.

Le mot de l’énigme

Je franchis le seuil : tout était sombre mais la clarté vive de ma lanterne me montra un vestibule au fond duquel s’amorçait un escalier : c’est au moment d’en gravir la première marche que j’entendis le bruit.

Mon Dieu, comme le souvenir de ce bruit est demeuré dans mon oreille! A cette heure où je décris minutieusement les détails de tout cela, je l’entends, je l’entends, je l’entendrai toujours!

C’était un bruit un peu sourd, mais très net, un bruit qui se renouvelait à intervalles rapprochés et rigoureusement égaux; arrêté au pied de l’escalier, je l’écoutais en proie à une angoisse profonde. Le bruit n’avait rien d’effrayant par lui-même, mais ce qui me troublait c’est qu’il me fut impossible, sur le moment, d’en comprendre la cause, d’en deviner la provenance; c’était un toc-toc régulier, trop régulier pour être d’origine humaine, trop souple cependant pour ne provenir que d’un mécanisme;c’était un peu Comme le tic-tac d’un gros, très gros mouvement d’horlogerie et pourtant, ce n’était pas tout à fait cela, car malgré tout, ce bruit ne m’étais pas inconnu, il me rappelait quelque chose, j’avais déjà entendu cela quelque part. Je montai cinq ou six marches, le bruit se précisa, alors tout à coup, je me souvins: oui, je connaissais ce bruit, non pour l’avoir entendu, mais pour l’avoir senti; ce toc-toc régulier à la fois puissant et doux, cette sorte de pulsation rythmée, c’était… cela ressemblait absolument aux battements d’un cœur.

Une sueur froide m’inonda tout entier: qui avait-il donc là-haut? Je me raidis, repris courage; en deux bonds, je fus au sommet de l’escalier. Il aboutissait à une porte vitrée, le professeur Kruhl était sans doute très confiant en la hauteur de ses murailles, aucune des portes intérieures de sa demeure n’était fermée à clé; j’ouvris celle-ci aussi aisément que les autres et pénétrai dans une vaste pièce carrée absolument obscure. J’avais éteint ma lanterne; dans les ténèbres, un peu à ma gauche, le bruit s’entendait net, puissant, avec quelque chose de métallique et aussi une sorte de glou-glou léger de pompe, je tournai ma lanterne vers le point de la chambre d’où cela provenait et j’allumai.

Ce n’était qu’une machine. Bien que son image me soit resté gravée dans la mémoire, il m’est impossible d’en donner ici une description même approximative; c’était une chose extraordinaire, qui ne ressemblait à rien, cela pouvait avoir environ 1m,50 de haut avec vaguement la forme d’une pyramide, c’était entièrement en métal blanc et présentait un assemblage inouï de cadrans, rouages, pistons, tiroirs, leviers, fonctionnant avec une précision et une régularité admirables: seulement cela marchait par à-coups, les roues, les pistons les leviers accomplissaient une partie de leur mouvement puis s’arrêtaient, puis repartaient encore, et c’est cela qui faisait le bruit, la machine ne tournait pas, ne ronflait pas, elle battait et comme mes tempes battaient elles aussi, je m’aperçus que les pulsations de l’appareil concordaient absolument avec celles de mon cœur.

A cet instant mon attention fut attirée par deux tubes de métal, qui parlaient du haut de la machine et suivaient le mur de la chambre, je les accompagnai du rayon de ma lanterne; ils aboutissaient à une sorte de socle, également en métal ; au bas du socle sortaient d’autres tubes qui retournaient à la machine; en haut, encastrée dans une espèce de cangue, il y avait une tête humaine.

J’en frémis encore en traçant ces lignes, il m’est impossible de rendre par des mots l’impression de saisissement, d’effroi et d’horreur dont je fus en proie à cet instant; je ne voulais pas regarder et mes yeux ne pouvaient se détacher de ce qui était là. Une tête d’homme de vingt-cinq ans environ, glabre, à cheveux noirs, les paupières closes, la bouche aussi, les narines immobiles, mais le teint était normal,la peau fraîche et rose, les lèvres violemment rouges; cette tête qui ne respirait pas semblait vivante. Tout à coup elle, ouvrit les yeux et me regarda.

Je fis un bond en arrière, ma lanterne m’échappa des mains et se brisa sur le plancher, tout retomba dans les ténèbres, alors j’entendis une voix.

C’était une voix sans timbre qui parlait bas, sans émettre de son comme on parle lorsqu’on souffre d’un violent mal de gorge; la voix dit :

– Est-ce toi, bourreau?

J’étais incapable de répondre, elle reprit :

– Est-ce toi, bourreau? Pourquoi me réveilles-tu? Que veux-tu me faire encore?

Au son de cette voix lamentable, mon effroi s’était un peu dissipé; à tâtons, je trouvai un commutateur, je le tournai, tout fut inondé de lumière et là-bas, sur son socle de métal, je vis la tête qui continuait à me parler.

- Qui es-tu? Comment es-tu ici? Par quel prodige as-tu déjoué les ruses de Kruhl? Oui, je vois, tu as peur, tu ne comprends pas. Tu te demandes si tu n’es pas le jouet d’un cauchemar; non, tout ce que tu vois est réel, je suis bien une tête coupée.

- Vivante? Haletais-je.

- Oui, vivante de par la volonté et les études du professeur Kruhl, et tu vas me délivrer, tu vas briser la machine, arrêter le cœur implacable et me rendre à la mort d’où il m’a arraché!

- Qui es-tu? Demandai-je.

- Prosper Garuche, guillotiné au Havre, il y a trois ans!

- L’assassin d’Elisa Baudu?

- Lui-même.

Tous les détails de l’affaire me revinrent alors brusquement à la mémoire. C’avait été un crime sensationnel qui avait passionné, à l’époque, toute l’opinion publique. Prosper Garuche, un jeune employé de bonne famille du Havre, était tombé dans les rets d’une femme; pour subvenir à ses besoins, il avait commis des indélicatesses, puis des faux, puis enfin des vols; il voulut se libérer, la quitter, alors elle le menaça de le dénoncer à la justice et exigea de lui de nouvelles sommes d’argent; affolé, perdant la tête, il lui avait asséné un coup de bouteille sur le crâne qui l’avait étendue raide morte. Les débats furent mouvementés, l’opinion était entièrement favorable à Garuche, on escomptait un acquittement; le jury fut impitoyable, il fut condamné à mort et l’exécution eut lieu au Havre, au milieu d’un grand concours de populace.

- Te rappelles-tu, demanda la tète?

- Oui, répondis-je, mais comment Kruhl t’a-t-il prise?

- Ma famille avait réclamé mes restes pour m’éviter l’amphithéâtre, mais Kruhl les leur a payés dix mille francs. L’affaire avait été d’ailleurs préparée par lui de longue main; en Allemagne, on ne guillotine pas, c’est pourquoi il est venu expérimenter sa machine en France. Explications scientifiques

- Mais enfin, m’écriai-je, comment est-il possible, puisque ton corps n’est plus, que tu sois en vie? Pour vivre, il faut un cœur, un estomac, des poumons…

- Mais non, il ne faut que du sang! Ecoute, tu vas comprendre : et la tête continua de cette même voix morte si nette, si impressionnante : « Depuis longtemps les anatomistes ont essayé de ranimer le chef d’un guillotiné : ils partent de ce principe que c’est uniquement le sang qui entretient la vie et de fait, tous les organes du corps humain n’ont d’autres fonctions que de purifier et régénérer le sang. Par la distillation des aliments, l’estomac le renouvelle et l’enrichit, les poumons l’épurent en l’oxygénant, le foie et les reins le filtrent, enfin le cœur le fait mouvoir et circuler. Or, comme d’autre part c’est le cerveau qui fait fonctionner cœur, estomac, poumons et que c’est le sang, le sang seul qui anime le cerveau, tu vois bien que c’est lui, rien que lui, le sang, qui engendre la vie. Alors on a pensé que si l’on parvenait à baigner l’encéphale d’une tête coupée avec du sang injecté dans les vaisseaux du crâne à la température et à la pression normales, on la ferait ressusciter. On a essayé : on a réuni les carotides d’un chien vivant à celles d’une tête de supplicié et la face s’est animée, les lèvres ont remué, les yeux se sont ouverts, seulement les conditions de l’expérience étaient trop imparfaites; il n’y a au monde que Siegfried Kruhl qui soit parvenu à la réussir, et c’est moi, Prosper Garuche, qui lui ai servi de sujet.

J’écoutais sans mot dire; tout cet exposé scientifique, si clair, si précis cependant, me bouleversait; je me refusais à croire qu’une tête coupée me puisse parler de la sorte.

- Je ne l’ignore pas, dis-je, les expériences que tu viens de citer, mais je croyais que l’impossibilité qu’on a eu à les mener à bien provenait du fait de la rupture de la moelle…

– C’est une erreur, tout est une question de circulation, pourvu que le bulbe soit intact, c’est là justement la grande découverte de Kruhl. Je ne te décrirai pas les détails du Coeur artificiel qu’a conçu son génie. Je les ignore; mais regarde, écoute comme il bat bien, c’est un moteur électrique qui le fait mouvoir, cela pompe du sang de porc (celui qui se rapproche le plus du sang de l’homme), l’injecte dans mes carotides et mon cerveau est baigné par un fluide toujours frais, car la machine fait tout, elle le reprend, le réoxyde par une insufflation d’oxygène, le maintient à la pression normale et, par un serpentin électrique, le réchauffe afin qu’il ne puisse se coaguler; je t’assure que c’est une chose merveilleuse.

– Mais pourquoi, demandai-je passionnément intéressé, immole-t-il un porc chaque nuit?

- Ah ! Tu sais cela? C’est que malgré tout, le sang se corromprait, il en faut du frais toutes les vingt-quatre heures. – Je comprends, fis-je, ce sont vraiment des études admirables! ‘ :

- Maudites! dit la tête.

- Pourquoi?

- L’homme n’a pas le droit de transgresser les lois de la nature et de toucher à la paix des morts. Quand j’étais un homme, j’avais peur de la mort comme les autres; si tu savais comme elle est plus douce que la vie! Il y eut Un silence; la tête ferma les yeux comme pour se recueillir, sa face devint légèrement pâle, on n’entendait que la pulsation de la machine qui continuait de battre là-bas.

- Me comprends-tu bien? demanda la tête.

– Je fis signe que oui, elle reprit : « Je parie bas parce que le couperet a tranché les muscles des cordes vocales, les frappant d’atonie, s’il était tombé quelques millimètres plus haut, j’étais muette, Kruhl n’avait pas songé à cela.

- Tu comprends, continua-t-elle, il ne faut pas croire que les condamnés aient peur de l’échafaud, ils vivent depuis leur crime tant d’heures atroces qu’ils n’aspirent qu’à l’oubli. Dès l’instant où, dans une minute de folie j’eus assommé Elisa, mon existence est devenue quelque chose d’infernal. Alors, quand un matin, au petit jour, le bourreau est venu me chercher, , j’en ai été presque heureux, j’allais être débarrassé enfin des souvenirs, des remords, de tout ce qui me harcelait. La vue de l’échafaud a certes été pénible, mais cela va si vite, on est poussé, on bascule et puis tout d’un coup on est dans le silence et dans la nuit, on ne sent pas le couteau, on n’a pas mal, on disparaît voilà, on n’a plus de pensées, on tombe dans le noir et pourtant on sait qu’on est mort, quelque chose de soi subsiste qu’on sent dormir, d’un sommeil paisible comme on n’en connaît pas. Mais Kruhl m’a arraché à cet anéantissement, il a fait revivre de moi-même ce qui pense, ce qui souffre, le cerveau. Ah! le monstre I

Je ne savais que dire, que répondre, il y eut un nouveau silence pendant lequel j’entendis battre la machine puis la tête reprit gravement :

Ce qu’il y a de plus horrible, vois-tu, c’est que je sens mon corps! Oui je sens mes bras, mes mains, ma poitrine, mes jambes, tous mes membres, je veux m’en servir, je veux marcher, courir, respirer, manger, comme quand j’étais un homme et je ne suis rien qu’une chose mutilée! Tu ne sauras jamais, poursuivit-elle, combien j’ai prié, supplié Kruhl de me faire mourir, mais il ne veut pas, je suis son chef- d’œuvre, il me conserve avec uns jalousie effrénée, il prétend que je suis toute sa vie, il a quelquefois des crises d’exaltation effrayantes, il délire, se dit plus fort que Dieu. C’est un fou, crois-moi, je le connais bien, c’est un génie fou, et toi qui es un homme avec un cœur, un vrai cœur de chair, tu auras pitié, tu vas briser la machine et me délivrer!

- Cela m’est impossible, m’écriais-je, profondément troublé, c’est à Kruhl tout cela, c’est le fruit de ses études, je ne puis détruire une œuvre pareille.

- Si, tu ne peux me condamner à souffrir indéfiniment le supplice que j’endure, songe donc à ce que cela peut être de n’avoir pas de corps! Ah! cette voix basse, lamentable, cette bouche, ces yeux qui me suppliaient sur leur socle de métal!

- Peut-être, reprit la tête, sont-ce des éludes stupéfiantes, mais à quoi servent- elles? Quelle utilité y a-t-il à faire revivre une tête coupée? Quels progrès cela peut- il apporter à la science? Quel bien cela peut-il faire à l’humanité, c’est l’œuvre fantastique d’un cerveau de fou !

Oui, en y réfléchissant, tout cela avait quelque chose de monstrueux, de dénient et d’inutile; là-bas, le pauvre reste humain continuait à me Supplier:

- Toi qui as réussi à venir jusqu’à moi, ne me laisse pas plus longtemps dans les griffes de cet homme, je pense trop, je me rappelle trop, je ne vis que dans le souvenir de mon crime. Elisa… le coup de bouteille… elle tombe, je crois qu’elle n’est qu’étourdie, je me baisse, la relève… il y a du sang dans les cheveux; est-ce que vraiment elle est morte? Oui, je l’ai tuée… et voilà la prison, la cellule, et Gabriel, le gardien, et puis l’échafaud. Quand je l’ai vu, j’ai été étonné de le trouver si petit… après ça a été l’oubli, après l’expérience ici; d’abord je ne savais pas, j’ai cru que je m’éveillais tranquillement comme tous les jours… et puis j’ai vu que je n’avais pas de corps. Oh! l’horreur, l’horreur!

La vraie fin de Prosper Garuche

Je frissonnai, la tête avait presque crié ces derniers mots, mais ma résolution était prise, oui, mon devoir d’homme pitoyable et sensé était de rendre la paix à l’âme torturée de Prosper Garuche. Sans mot dire, j’armai mon revolver, et me plaçant à deux pas de la machine, je visai au milieu de lu partie la plus délicate, la plus riche en engrenages, pistons, leviers et je tirai trois balles.

La pulsation sonore s’arrêta net; au milieu des roues brisées, des tiges tordues, du liquide gicla, des gouttes nombreuses et rouges dégoulinèrent sur le sol en ruisseaux, la machine saignait. Alors je regardai la tête, une pâleur livide avait envahi sa face, ses yeux s’étaient éteints, elle s’inclina et tout à coup tomba lourdement au pied du socle, dans une mare de sang.

Comment je quittai le laboratoire de Kruhl, comment je m’échappai de la maison, comment je traversai la lande et retrouvai mon lit où je me glissai en proie à une lièvre violente, je l’ignore; il ne m’en reste aucun souvenir, j’y suis resté quinze jours, frisant, paraît-il, la congestion cérébrale; à ma guérison j’appris seulement que le donjon rouge, la nuit qui avait suivi celle de ma visite, avait été dévoré de fond en comble par un incendie terminé par une explosion formidable qui, avait pulvérisé en quelque sorte, toute l’installation du professeur Siegfried Kruhl, dont on ne retrouva aucun reste parmi les cendres.

Paul Arosa

 

Les illustrations de la nouvelle seront disponibles en ligne dans quelques jours.Pour l’heure voici la couverture du N°92.

jesaistout dans les Introuvables



« La Fin Des Robots » De Jean Painlevé : La Fin D’une Civilisation ?

Dans son Numéro 259 du 1er Mars 1933, la revue « Vu » publie un spécial « Fin d’une civilisation » qui ne pourra qu’enchanter les amateurs de conjectures que nous sommes. D’autres magazines publièrent ce genre de numéros spéciaux, dont le superbe « Le miroir du monde, spécial XXXéme siècle » analysé dans le détail sur les pages de ce blog.

De « Vu » nous connaissons également un spécial « La prochaine guerre » comprenant quelques articles des plus étonnants. Dans l’exemplaire d’où est extraite la nouvelle que vous pourrez lire un peu plus bas, la revue se pose la question de l’avenir de l’humanité face à l’arrivée d’une « civilisation mécanique ». Question fondamentale à cette époque qui ne voit pas toujours d’un bon œil la domination de l’homme par la machine, se voyant enchaîné et condamné à l’arbre de la science. C’est une époque de réflexion, de peur et d’angoisse: N’y a-t-il aucun danger à se laisser ainsi dominer par la technologie ? Si elles remplacent l’homme, que va-t-il faire alors ? Pas de travail, l’ombre du chômage plane sur la planète et à quoi peut servir de soulager les taches de l’homme si ce dernier se retrouve esclave de la machine ? Sera-t-il écrasé par elle ?

Dans la préface Lucien Vogel déclare :

« Mais nous ne pouvons croire que les hommes dont le génie à doté l’humanité des merveilles inouïes de notre aire vont s’avouer vaincus dans cette lutte de l’homme contre la nature et que, faute de volonté ou de clairvoyance, ils laisseront tomber de leurs mains impuissantes les merveilleux outils que leur science leur a fourni »

Un discours plein d’optimisme, face à la folie et l’ambition des hommes. Car en voulant repousser les frontières de l’impossible, il servira toujours ses propres ambitions et son orgueil. Beaucoup d’écrivains, regarderont la marche effrénée de la science avec une certaine retenue et se serviront du roman, pour retranscrire non seulement leurs inquiétudes, mais un message d’avertissement. Dernièrement avec la nouvelle de G.Pawlowski, il vous a été possible de constater les conséquences funestes que pourraient entraîner une « maladie » dont les robots seraient victimes. La fin fort heureusement fut relativement exempte de conséquences.

Dans la nouvelle de Jean Painlevé, il en est tout autrement. Nous assistons à la course aveugle du progrès et de ses funestes répercutions. Car il arrive un stade où l’homme, ne pourra plus contrôler la situation. S’il laisse trop de champ libre à la machine, il risque son extermination totale. L’auteur va de plus aller plus loin car certaines de ces machines auront pratiquement une « conscience » et de « l’esclave métallique » docile et besogneux, il en a fait un être froid et destructeur.Thématique que l’on retrouvera également dans le modèle du genre « Ignis » de Didier De Chousy , avec sa révolte des « Atmophites » ( Berger-Levrault 1883, réédité dernièrement aux éditions «Terre de Brume ») Mais je ne voudrais pas vous révéler le teneur de cette surprenante nouvelle le mieux étant de vous laisser la découvrir.

Un texte original, innovant, d’une rare audace pour l’époque, l’exemple unique et inspiré d’une révolte de la machine tout à fait spectaculaire et implacable. Un texte qu’il était indispensable de redécouvrir.

Sommaire du numéro 

- « La science coupable ou libératrice » par le Pr Paul Langevein Page 279.

- « L’évolution technique et ses conséquences » par le Ct Lefébvre des Noette. Page 280/282.

- « La machine rend l’homme inutile » par E.Weiss.Page 283 à 285.

- « Machine à penser » par Roger Francq.Page 286/287.

- « Rationalisation » par Ch.Billard. Page 288/289.

- « Les techniques de la rationalisation » par Ch.Billard.Page 290 à 293.

- « Normalisation » par Maurice Ponthiére. Page 294/295.

- « La machine au service de la ménagère » par Paulette Bernége. Page 296/297.

- « Au temps de la technocratie » par Jean de Pierrefeu. Page 298/299.

- « Vie et mœurs des robots » par Pierre Mac-Orlan ( photo montage de Marcel Ichac). Page 301 à 303.

- « La fin des robots » Nouvelle conjecturale de Jean Painlevé. (Photo montage de Marcel Ichac). Page 306 à 309. Ce photomontage comporte toute une série de robots : Domestique, Maître, Policier, Mécanicien, Robot de luxe…

- « La peine des hommes diminue ». Série de photos.

- « Crise cyclique, Crise de régime » par Francis Delaisi. Page 313 à 315.

- « Amérique au ralenti » par Bertrand de Jouvenel. Page 317 à 319.

- « Au temps de la grande anarchie, la journée d’un Parisien » Nouvelle conjecturale par Pierre Dominique.Pag 320 à 322.

- « La campagne qui s’endort » par Paul Mirat. Page 323.

- « Les robinsons du déluge » Nouvelle conjecturale de Ida Treat ?. Page 324 à 326.

Un numéro des plus copieux, agrémenté de fort surprenantes photos. Cette nouvelle fut déjà rééditée dans le numéro 29 du « Bulletin des amateurs d’anticipation ancienne » 3 éme trimestre 2002.

Mais je vous laisse dés à présent en compagnie de :

 

 

C’est grâce à l’appareil « Pawlowsky », célèbre par son raid au pays de la Quatrième Dimension, que notre envoyé spécial Bara- zavet, a pu saisir quelques phases du devenir terrestre.

L’avion-fusée lancé dans le sens du soleil et dix mille fois plus rapide que lui, permit d’explorer le cours, figé dans le Temps, des événements futurs. Insuffisamment balisé, le Temps obligea le pilote à de nombreuses manœuvres lorsqu’il s’agit, en tournant dans le sens contraire, de retrouver exactement l’époque de départ de l’appareil.

                                                                    *
Voici, succinctement rapportée, la révolte des robots, depuis ses origines jusqu’à son dénouement auquel j’assistai. Cet exposé aussi objectif que possible de renseignements puisés à des sources très diverses, contient peut-être des erreurs involontaires, ne serait-ce qu’à cause de la transposition de mots et de mesures employés à une époque où le soleil ne sanctionne plus ni jour ni nuit, où les saisons sont constantes, où toute l’énergie provient de la désintégration sidérale, captée et dirigée, où les naissances ne doivent se produire qu’au moment des conjonctions d’astres assurant le maximum de longévité et où la vie dure quatre fois plus que la nôtre. Le temps est mesuré en désintégrations atomiques (dont l’aboutissement final est le plomb). Les plombes correspondent à 4 de 110s heures, les rations à 3,85 de nos jours, les poloniums à 4 mois et demi, les ionies — qui se comptent à partir de l’an 2000 — a un peu plus de dix années car elles comprennent 27 poloniums et le ionium à un cycle de 10 000 ionies.

Depuis longtemps l’Union Terrestre était divisée en deux clans ; les Eugeniens et les Antieugéniens. Les premiers désiraient un robot « bien né ». c’est-à-dire le mieux adapté possible aux besoins de l’homme. Les seconds défendaient la conception de l’an 2000; c’était le robot à énergie dirigée : sensible à toutes les vibrations, il réagissait par construction seulement à certaines d’entre elles; d’où différents types d’activité auxquels on donnait les formes, les tailles, les appendices de meilleur rendement. Quelles que fussent leurs spécialités, presque tous pouvaient toucher, voir, entendre et prononcer quelques paroles en réponse à certaines excitations, la voix humaine, par exemple. L’homme était ainsi suppléé dans tous ses travaux collectifs ou privés, mais son contrôle était nécessaire pour mettre en marche, guider ou arrêter les robots, par la manipulation de relais d’ondes.

Les Eugéniens voulaient transformer les robots de manière à ce que l’homme soit totalement libéré des contingences matérielles. Pour cela, ils préconisaient l’introduction dans chaque robot, d’accumulateurs d’énergie et de relais vivants, masses de protoplasme qui leur permettraient la mémoire élémentaire. Ce centre vital, une fois éduqué en ondes dirigées, les robots seraient capables d’accomplir leurs travaux sans surveillance, et, grâce aux accumulateurs, en l’absence même de toute émission, vibratoire. D’où grande simplification de la distribution énergétique et bien meilleure utilisation des capacités de chaque robot à qui l’on conférait une sorte d’autonomie. Les Antieugéniens, qui détenaient le pouvoir, traitaient leurs adversaires d’idéalistes et s’opposaient à leur projet dont ils craignaient des conséquences échappant au pouvoir humain : ils citaient l’histoire, les anciens qui, par humanité, c’est-à-dire pour obtenir un meilleur rendement des peuples conquis et pour se faire défendre par eux. les avaient initiés au maniement des machines et des armes, ce qui avait conduit les esclaves à se débarrasser de leurs maîtres. Les Eugéniens répliquaient qu’au moindre ennui trop collectif, on pourrait toujours arrêter les captatrices de désintégration atomique. La suppression de l’énergie pendant que se videraient les accus des robots et qu’on supprimerait leur centre de transmission interne serait un ennui que la beauté de l’expérience valait la peine de risquer. Quant aux déglinguements individuels, on y remédierait en envoyant les malades à un Centre de Compensation protoplasmique et dans les cas graves, au Démantèlement, comme d’habitude! « Pourquoi, rétorquaient les Antieugéniens, ne pas recréer pendant qu’on y est, la F.O.N.D.E.R.I.E. ? (Fédération ouvrière de nouvelles distributions énergétiques des robots invalides d’État — c’était, en quelque sorte le cimetière des robots trop malformés ou accidentés). Et puis ce protoplasme exigerait tout un personnel pour éduquer les robots et des surveillances, des retouches, des rajeunissements, absolument pas nécessaires avec le système actuel. ».

Les Antieugéniens, sous la pression de l’opinion, démissionnèrent le 4° radon du 6″ polonium de la 122e ionie, c’est-à-dire compte tenu des années bissextiles, le 13 mai 3217, à l’occasion du millénaire du robot à énergie dirigée, et en coïncidence avec la majorité du premier personnage de la Terre, le directeur des Cercles Électroniques, qui entrait dans sa 12e ionie.

Les Eugéniens, une fois au pouvoir, entourèrent la réalisation de leur programme de toutes les précautions utiles et très rapidement de nouveaux robots à protoplasme évolutif permettant, cette fois, des initiatives, furent mis en service. Ce fut un succès, leur souplesse mentale souleva l’admiration et les hommes n’eurent vraiment plus à s’occuper de rien en dehors de quelques soins à donner aux robots et de la surveillance facile des Centrales. Bientôt, le Département des Loisirs et Distractions prit plus d’importance que celui des énergies Comparées ; l’Office des Recherches de l’Imprévu remplaça la Ligue pour la Suppression du Hasard, devenue sans objet. En dehors des études pour les voyages astraux, la longévité et les synthèses biologiques, rien ne rattachait plus les hommes à des buts utilitaires, sauf chez les spécialistes de l’énergie, assez peu considérés d’ailleurs quoiqu’ils devinssent de plus en plus des purs théoriciens. On envisagea comme signe de suprématie spirituelle, de cesser l’enseignement du calcul des probabilités qu’on inculquait dès le plus jeune âge, au moment où l’enfant commençait à s’oindre lui-même des ondes hygiéniques ; mais cette suppression eût entraîné celle du test de l’âge de raison, test qui était de savoir toutes les combinaisons du jeu d’échec par cœur, à la suite de quoi le jeune homme avait droit à un robot. La formation des sens nouveaux fut admise malgré son apparence de matérialisme, parce que considérée comme un jeu: la grande réussite était de percevoir le glissement des astres, d’entendre la musique des sphères. Cependant la métaphysique, devenue science exacte, gardait encore des partisans. Quelques esthètes essayèrent de lancer la laideur : il s’agissait d’essayer d’être laid, mais d’une laideur discrète qui ne vous fit pas déporter dans la lune, terre d’exil où les commodités étaient limitées ; c’était trop dangereux pour que cela fût suivi sauf par un petit nombre de mauvais esprits.

Les Eugéniens décidèrent alors de réduire encore les nécessités qui abaissaient l’homme à s’occuper du côté matériel ; on avait laissé de plus en plus la bride sur le cou aux robots, dont les initiatives avaient à peine besoin de rectifications de temps à autre ; il fut entendu que désormais on ferait diriger toutes les Centrales par des robots appropriés, ainsi que les Instituts curatifs pour robots et même ceux des hommes. (Il suffirait alors de surveiller seulement ces quelques Directeurs et d’intervenir si leurs Services laissaient à désirer.) Conjointement, on augmenterait énormément la capacité d’accumulation de chaque robot. Les Antieugéniens qui n’étaient plus qu’une faible minorité élevèrent contre ce dernier arrangement une protestation à laquelle nul ne fit attention.

Depuis presque 80 ionies, les Eugéniens gouvernaient lorsque se produisirent de curieux phénomènes. Brusquement tout s’arrêtait ou c’était une folie de mouvement et de lumière. D’abord ce fut de la stupeur, puis de la joie : enfin de l’imprévu non prévu ! Puis du délire lorsque les officiels annoncèrent, pour éviter la panique, que cela provenait de robots qui se faisaient des farces électroniques. Ensuite de l’inquiétude, lorsqu’on reçut quelque part, des coups de pied magnétiques envoyés par les dombots (robots préposés au service personnel des hommes) ; en même temps qu’on se sentait épié par eux, comme s’ils étaient jaloux, pendant que les Musibots, qui devaient orchestrer et exécuter immédiatement tout air sifflé (chaque musibot représentant un orchestre complet : 10 floua-floua, 17 hum-trump, 4 borborygniatus balladeurs, 8 manches à viole, 5 gnangnans, 14 petits traversins dilatoires pour sons étouffés), jouaient indéfiniment l’Hymne Astral avec lequel ils avaient été éduqués. Enfin, de l’affolement lorsque les personnes qui voulaient se faire soigner subirent des traitements qui les laissèrent entre la vie et la mort par suite d’erreurs nettement organisées. Le Directeur de la Direction générale du Contrôle général des Contrôles techniques s’était mis immédiatement en rapport avec les Directeurs robots. Ils les avaient trouvés froids mais décidés, pour tous dire impénétrables. Aucun doute qu’on se trouvât en présence d’un mouvement concerté. D’ailleurs une délégation robot vint bientôt apporter un ultimatum. Les robots exigeaient :

- 1er Un langage spécial parce qu’ils en avaient assez des intonations humaines auxquelles leurs relais ne s’adaptaient jamais bien, et qui leur faisaient mal au protoplasme pour peu qu’on parlât fort.

- 2° un journal à eux afin d’échanger leurs idées mécaniques que les hommes étaient incapables d’apprécier

- 3° ils voulaient utiliser une partie de l’énergie pour leur propre développement et pour des sous-robots dont ils se serviraient (or s’il y avait trop d’énergie pour les besoins humains, il n’y en aurait pas assez pour contenter leurs désirs, à moins que les hommes ne se restreignissent énormément).

- 4° ils voulaient devenir sexués et se reproduire comme pouvaient le faire les hommes (ça, c’était une idée des dombots, en contact permanent avec les humains et dont personne ne se défiait, tant on les considérait comme de simples machines).

Les robots accordaient un radon de réflexion aux hommes ; passé ce délai, si on ne leur donnait pas satisfaction, les Alsbots, qui fabriquaient les rations alimentaires, ne travailleraient plus et ce serait la famine. Car depuis des temps immémoriaux, animaux et végétaux avaient été relégués dans la lune, parce que malsains comme nourriture; maintenant ce serait des poisons pour les organismes entièrement déshabitués de ces aliments. D’autre part, les stocks d’aliments synthétiques entreposés dans la Lune étaient insignifiants et enfin il fallait pouvoir y aller. Or, les Vecbots se refuseraient certainement à tout service. Il ne restait qu’à discuter, car inutile de songer à un coup de force comme la suppression de l’énergie : en admettant qu’on put pénétrer jusqu’aux machines, qui saurait les manier ? Les spécialistes n’étaient plus que des théoriciens occupant des postes honorifiques, dans le genre des Conseils d’Administration des sociétés primitives et ils ne s’étaient jamais tenus le moins du monde au courant des modifications profondes apportées par les robots. D’ailleurs, leurs accus permettraient aux robots de tenir pendant de nombreux poloniums après la cessation de la distribution d’énergie. Impossible de les mater ; l’humanité était dans leurs mains.

Le chef du gouvernement le prit donc sur le mode sentimental : « Après tout ce que nous avons fait pour vous… » Une clameur du genre jointure rauque l’interrompit : « Et nous, pour vous ! ». Renonçant, il leur promit d’examiner avec bienveillance dans le plus bref délai… « Tout de suite » hurlèrent les délégués soutenus par les cris des robots qui s’assemblaient en masse, dehors. On leur concéda la langue et le journal, mais on essaya de les dissuader « dans leur propre intérêt» de vouloir ressembler aux êtres humains. « Ne connaissaient-ils pas dans leurs fabriques autant de robots qu’ils le désiraient ? Et l’homme faisait-il autrement avec ses fécondations en bocaux, réalisées seulement à des dates déterminées ? Quant à la question plaisir physique ou sentimental, eh bien ! Ce plaisir était compensé par tant d’embêtements de toute sorte que le jeu n’en valait pas la chandelle… Ils se préparaient les pires ennuis en insistant. » Malgré ce discours paternel, les robots tinrent bons ; on céda encore sur ce point ; mais à propos du paragraphe où ils prétendaient détourner pour leur propre compte une partie de l’énergie, le gouvernement fut intraitable et leur mit le marché en mains : où ils abandonneraient cette revendication, ou tout était rompu : alors ils ne deviendraient jamais sexués et ne connaîtraient pas le secret de l’homme Cet argument frappa les robots, à qui on accorda quelques plombes de réflexion avec espoir de faire prolonger la trêve pour permettre aux hommes de se débrouiller.

Toutes ces nouvelles se répandirent instantanément à travers le monde et vinrent jusqu’aux oreilles d’une espèce d’original qui cultivait beaucoup l’étude du passé ; sous ce couvert qui l’empêchait d’être mis à l’index comme matérialiste, il osait se livrer à des recherches sur une vieille science qui avait livré tous ses secrets depuis longtemps, la transmutation. Son étude des pionniers antiques de cette science l’avait amené à une certaine connaissance des époques disparues. Lorsque la délégation revint pour annoncer aux gouvernants que les robots maintenaient intégralement toutes leurs revendications, il était plongé dans une compilation du passé. Arrivé au mot « pauvre » sans avoir pu trouver la moindre idée qui pourrait sauver la race humaine en détresse, il parcourut rapidement des choses bizarres telles que la description de gens mourants de faim dans un endroit alors qu’à côté on détruisait de la nourriture surabondante (ce qui lui faisait presque regretter de ne pas vivre en un temps où au moins il y avait des aliments même si on n’en profitait pas). Un peu plus loin, il tomba sur la description de pluies dévastatrices, comme cela existait en ces siècles où l’homme dépendait encore des éléments. Il chercha le mot pluie, pour bien comprendre le phénomène, et se rappela qu’il existait une Station de Stabilisation Atmosphérique, certainement oubliée depuis le temps que tout était stabilisé, et où ne devaient se trouver que quelques robots cacochymes datant d’avant les transformations. Puis il lut les divers effets de l’eau et il bondit dans la direction Sud-Sud-Ouest, vers l’endroit où le 10″ méridien fait une boucle.

C’est à peu près vers cette époque que l’avion- fusée commença d’atterrir sans d’ailleurs soulever l’affolement ou l’intérêt que j’étais en droit d’attendre. Il y avait d’ailleurs peu de monde et cela s’expliqua par le fait que j’étais à 300 mètres au- dessus de l’activité courante, sur le sommet de la fabrique des Pupilles d’Introspection (qui servaient aux robots à regarder dans leur intérieur, quand il y avait quelque chose qui n’allait pas . Peu fier de gagner le sol par de longs lacets contournant la fabrique (je n’avais osé, devant l’attitude nettement hostile des robots, descendre instantanément par les trous d’air comprimé), je fus heureux de rencontrer en bas un homme qui ne conduisit au Cercle de la Quadrature où des personnes obligeantes et diverses me racontèrent tout ce qui précède.

Maintenant, l’émeute se déchaînait ; les robots faisaient retentir partout leur appel à la révolte : « Coupzyl courrannt ! Coupzyl courrannt ! »

Les heures me semblaient d’autant plus longues que mon estomac n’était pas habitué à des intervalles quatre fois plus grands qu’à l’ordinaire. Enfin on nous donna un e petite portion ( le rationnement commençait car il n’y avait que pour 3 radons de vivres) d’aliments synthétiques : trois bouchées (à mastiquer pendant des heures) d’une sorte de pâte caoutchouteuse sentant la vieille brique. Puis les événements se précipitèrent : la moitié des robots s’occupèrent à fabriquer des sous-robots, pendant que l’autre moitié s’emparait du plus grand nombre possible d’hommes ou de femmes pour les torturer enfin d’obtenir leur secret. Il n’y avait rien à faire contre ces masses d’un métal aussi souple que compacte, dont les organes vitaux étaient complètement à l’abri et qui prévenaient tous les gestes, saisissant de tous leurs appendices variés à l’infini, dominant de leur haute taille les hommes les plus solides qu’ils broyaient d’un ultra-son. On ne pouvait vraiment songer à les combattre que par l’intermédiaire des ondes.

Les vivres se raréfiaient ; ce que j’avais absorbé m’avait ouvert un appétit féroce et me donnait en même temps des aigreurs pénibles. De nombreux antieugéniens qui, ennemis irréductibles de la Réforme, avaient gardé leurs anciens vecbots transporteurs, s’enfuirent dans la lune (où, d’ailleurs ils moururent de frayeur à l’arrivée, en rencontrant des animaux qui se promenaient parmi les plantes). La lumière provenant en permanence de l’incandescence aux hautes altitudes, de gaz raréfiés, se mit à baisser. Et quelque temps après tombèrent les premières gouttes d’eau. Les robots interrompirent leur massacre ; les hommes ne songèrent plus à s’enfuir. L’incrédulité, la stupéfaction étreignaient chacun ; puis un grand mouvement de colère saisit les robots, lorsque la pluie se déchaîna à cause de l’étrangeté du fait qu’ils ne comprenaient pas et dont ils ne présageaient rien de bon. Ce fut de nouveau leur ruée défonçante contre les refuges à hommes, mais les bloks étaient solides et possédaient une antique et inutilisée protection contre les ondes mal dirigées, désuétude qui sauva la vie de millions d’êtres, des ondes destructrices des robots. Maintenant la pluie redoublait, des court-circuits s’établissaient partout; les robots grésillaient sur place en se tordant dans les affres d’un métal luminescent. Tous les robots qui travaillaient sortirent pour examiner ce qui se passait, mais au bout d’un certain temps, quand ils virent les désastres que cela causait dans leurs rangs, ils rentrèrent dans les buildings. Et l’eau continuait à dévaler en cataracte; tout s’humidifiait effroyablement. Je commençai un rhume. Puis la pluie cessa et ce fut un silence formidable comme si tout le monde se croyait mort. C’est très longtemps après que l’on commença à risquer un pas dehors.

Partout des cadavres ou des morceaux épars d’hommes et de robots. Autour des fabriques et des bloks où logeaient les robots, des attroupements de gens peureux se pressaient sans oser entrer, avides de savoir ce que devenaient les robots rescapés et ce qu’ils allaient tenter. On attendait un ordre des chefs responsables ; comme il n’en venait pas, quelques courageux tremblants se risquèrent à l’intérieur et virent des masses de robots désemparés, se traînant, eux tellement silencieux d’ordinaire, dans un bruit déchirant qui venait nettement de leur métallure, et non de leur émetteur de son; par endroits, une couleur jaune ocre les recouvrait; tout leur ensemble exprimait une souffrance abominable : ils étaient atteints d’une horrible maladie, incurable à cette époque, car personne n’avait gardé de quoi remédier à un mal dont la dernière attaque remontait à 100 ionies et dont on s’était débarrassé en même temps que des parasites des ondes — et dont seuls quelques spécialistes de l’antiquité connaissaient le nom : la rouille. Ils mouraient lentement, avec toute leur réserve d’énergie inutilisable, rongés irrémédiablement, ne pouvant rien exprimer, car le bruît qu’ils faisaient en bougeant avait, par sa résonance inattendue, fait sauter leurs cellules-relais ; ils étaient sourds, aveugles et muets. Écœuré par ce spectacle, je partis à la recherche de mon véhicule dont je fus obligé de faire sécher longtemps les fusées de retour. Puis, abandonnant les humains à une mort presque certaine, je fis un détour par la lune où, affamé, je dévorai un chien vivant. Lorsque je finissais de manger,je découvris les cadavres des chefs eugéniens ( reconnaissables à l’anneau symbolique passés dans leur nez et portant les clefs des principales villes) ; afin de s’éloigner au plus vite des choses imprévues, et non par crainte du danger comme des esprits faciles pourraient le suggérer, ils avaient dû assommer toute une maisonnée antieugénienne prête à s’embarquer, et s’étaient rués dans le vieux vecbot des familles. Dés leurs premiers pas sur la lune, ils étaient morts de saisissement en entendant chanter un pinson.

Yann Barazavet (Propos recueilli par Jean Painlevé)

Une des photos illustrant la nouvelle se trouve ici

 

 

unecivilisation dans les Introuvables

 



Les Introuvables: « Le Déluge De Feu » De Victor Forbin, Une fin Du Monde Oubliée.

Dans un article précèdent nous avions déjà évoqué cet auteur prolifique dont nous retrouvons le nom plusieurs fois associé au « Journal des voyages ».Il y était question, une fois de plus, d’une catastrophe naturelle venant mettre à mal notre belle capitale et le monde entier. La peur d’un cataclysme pouvant faire disparaître la quasi-totalité de l’humanité, est une des constantes de l’anticipation ancienne et de ce fait, il sera possible au fil des nombreuses revues de cette époque, de rencontrer ruines et désolation après le passage de météorites ou de gigantesques raz de marée.

La submersion des continents étant incontestablement le pire scénario pouvant nous arriver, se rencontre ainsi dans une quantité non négligeable de romans. (« Le déluge futur », « l’homme qui voulu le déluge », « le nouveau déluge »…) Il y a quelques jours, j’avais déjà mis en ligne un autre texte du « Journal des voyages », où il était question ni plus ni moins que de « La fin de l’Europe », conséquente à de terribles tremblements de terre. Eradication pure et simple du vieux continent pour laisser place aux terres jeunes et prospères des Amériques.

Une thématique qui ne manque pas de prétendants, récurrente dans le domaine qui nous concerne et dont il faudra un jour faire un petit recensement. Tache ardue, les ouvrages en question, pourraient remplir une sacrée quantité d’étagères. Explosion, refroidissement, réchauffement, si de telles calamités sont le fait de dame nature, l’évaporation de notre bonne vieille planète sera également la cause de machinations diaboliques de quelques savants fous, de militaires mégalomanes ou de civilisations extra-terrestres nous considérant comme du vulgaire bétail.

Pendant prés d’un siècle de conjectures assassines, elle sera livrée en pâture aux éléments les plus effroyables et les cinglés les plus impitoyables.

Je me rappelle de titres aussi hallucinants que rares « L’explosion du globe » et « L’incendie du pole » de Hector Fleischmann (Albin Michel 1908), « Le déluge futur » de Marcel Roland,(Revue « Le touche à tout » N° 4,5 et 6 du 15 Avril, Mai,Juin 1910, en volume éditions Fayard 1925), « Le nouveau déluge » de Noëlle Roger ( Calman Lévy 1922), « Sur la terre qui change » de Léon Lambry ( Tallandier « Bibliothèque des grande aventures » N° 313, 1930), « La cité rebâtie » de E.Solari ( Librairie Universelle, 1907), « Le nuage pourpre » de M.P.Shiel ( Editions Lafitte, 1913), « L’évanouissement du pôle » de H.Debure ( Editions Tallandier «Bibliothèque des grandes aventures » N°489, 1933)  « L’homme qui vint » de F.L.Rouquette ( Albin Michel, 1921) autant de romans qui résonnent à nos oreilles comme le glas de la fin de notre espèce.

Au début du XX éme siècle, tel un prélude à l’apocalypse, des revues comme « Je sais tout » ne sont pas avares en articles sensationnels et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils n’y allaient pas de main morte. Ainsi dés son premier numéro Camille Flammarion avec « La fin du monde » (« Je sais tout » de Février 1905.Superbes compositions de l’artiste attitré H.Lanos) nous dresse un tableau des plus sombre : Fin du monde par le feu, par l’eau, par le froid, par un empoisonnement de l’atmosphère, par une absorption de l’oxygène….Tout y passe ou presque. Le talent de Lanos ne fait qu’augmenter l’angoisse de telles catastrophes, mais il vous sera possible d’ici quelques jours de juger par vous-même lorsque l’article sera sur les pages de ce blog.

Toujours dans « Je sais tout », cette fois c’est Max de Nansouty qui si colle, avec « Les grandes blessures de l’univers » (« Je sais tout » de Juin 1906 N° 17, superbes illustrations de Lelong) de nouvelles catastrophes en prévision avec un raz de marée, des éruptions volcaniques, une pluie de météorites…rien ne semble vouloir nous épargner. Les faits sont analysées avec une froideur toute scientifique et les circonstances relatées semblent être d’une irréfutable logique : Tremblez car la fin du monde est proche !

Remarquez que dame nature ne sera pas la seule à être en cause de pareils bouleversements, il y aura aussi les épidémies, les invasion jaunes ou noires, la guerre des mondes, la guerre universelle, j’en passe et des meilleures.

Victor Forbin avec ce nouveau témoignage nous apporte une fois de plus la preuve que tout peut basculer en un instant et qu’une fois de plus, le scientifique lorsque celui-ci est un « gentil », sera un peu le « laissé pour compte » le farfelu que personne ne prend au sérieux et qui assistera impuissant à la fin de notre espèce.

Le réchauffement de notre planète n’est donc pas l’apanage de nos braves écologistes du XXI éme siècle et si à l’époque la couche d’ozone n’était pas directement concernée, les scientifiques pensaient par contre que le soleil pourrait être la cause des maux de l’humanité.Au final qu’il s’agisse de l’eau de la glace ou bien du feu, les auteurs surent faire preuve d’une certaine originalité et inventivité quand au destin funeste et tragique de l’espèce humaine.

Pour terminer,je ne peux que vous conseiller de faire une visite au superbe site de « Gloubik Sciences », pour les amateurs des revues de vulgarisation scientifique d’avant guerre, on y trouve une mine de renseignements, dont une page consacrée à cet auteur qui fut un grand voyageur et qui rédigea une quantité incroyable d’articles pour diverses revues. De cet auteur nous pouvons donc répertorier au moins quatre œuvres appartenant à notre domaine :

- « Le déluge de glace » parution dans le « Journal des voyages » N° 268. Dimanche 19 Janvier 1902. Illustré par Louis Tinayre (Pages 130/131).

- « Le déluge de feu » parution dans le « Journal des voyages » N° 365.Dimanche 19 Janvier 1902. Illustré par Dauverone (Pages 459/460).

- « Les fiancées du soleil » Editions A.Lemerre.1923.

- « Le secret de la vie » Editions Baudiniére.1925.

 

Le Déluge de feu

Une étoile rouge vient d’apparaître dans la direction de la constellation du Dragon.

Pour comprendre l’émotion qui s’empara du monde scientifique, à la réception du télégramme transmis par l’Observatoire international des monts Himalaya, à toutes les sociétés savantes, il faut savoir que les étoiles rouges furent toujours un mystère pour les astronomes, On peut les définir ainsi : des comètes sans éclat et sans chevelure. Relativement obscures, elles diffèrent des comètes proprement dites en ce qu’elles n’appartiennent pas à notre système solaire. D’où elles viennent? Mystère! Où elles vont ? Autre question insoluble. On sait seulement qu’elles sortent du fond de l’espace pour suivre une course capricieuse, qui leur est propre, qui échappe aux lois de la gravitation.

Depuis les temps historiques, on n’avait aperçu que deux ou trois de ces corps mystérieux. Aussi l’apparition de cette nouvelle étoile rouge devait-elle causer une énorme émotion. Dès le lendemain de la réception du télégramme, des milliers de télescopes se braquaient dans la direction indiquée. Malgré la puissance de leurs instruments, les astronomes d’Europe et d’Amérique ne pouvaient obtenir les mêmes résultats que leurs confrères des Himalaya, dont l’observatoire était situé à 7,000 mètres d’altitude, dans un air raréfié.

Enfin, l’Observatoire du Mont-Blanc, supérieurement outillé, put découvrir à son tour l’astre mystérieux, par le moyen de la photographie céleste. Sa position fut nettement déterminée : il se trouvait à mi-distance entre la tête du Dragon et la constellation de la Lyre, et se dirigeait lentement vers le Sud-Est.

Dans tout, l’univers, les astronomes entreprirent de déterminer l’orbite de la nouvelle étoile, œuvre difficile, en raison de sa marche lente à travers les espaces. Ce fut encore l’Observatoire international des monts Himalaya qui tira les savants d’embarras.

« L’Étoile rouge n’a pas d’orbite. Elle se dirige en droite ligne sur le soleil. »

Tel était le libellé du télégramme.

Quelques jours plus tard, une nouvelle dépêche ajoutait :

« L’Etoile rouge se meut à raison de trente kilomètres à l’heure. Sa vitesse s’accroît constamment à mesure que l’astre se rapproche du soleil. »

Personne, dans le monde entier, ne s’émut outre mesure de cette annonce, — personne, sauf le professeur Barret, directeur de l’Ecole de Physique de Sèvres. Cet établissement, devenu rapide- ment fameux dans les deux mondes, était installé d’une façon idéale. Rompant avec une routine archi séculaire, son constructeur avait creusé dans les coteaux de Sèvres une immense salle souterraine et des caves de dimensions et de niveaux différents. C’est là que s’exécutaient les expériences du professeur Barret, dans des conditions d’isolement et d’égalité de température qu’une école « à fleur de terre » n’aurait pas assurées.

Dès qu’il apprit l’apparition d’une Étoile rouge, le professeur s’alarma.

Il rassembla ses collaborateurs, et sous le sceau du secret leur expliqua que, selon lui, la chute de l’Étoile obscure dans le soleil, qui se produirait en décembre ; prochain, serait marquée par une énorme augmentation de la lumière et de la chaleur émises par le soleil. La surface de la terre serait alors soumise, pendant un temps plus ou moins long, à une action comparable à celle d’un verre grossissant qui, par la concentration, en un même point, des rayons solaires, peut brûler le bois et fondre le fer.

« Je souhaite que mes pronostics soient faux, conclut le professeur en s’adressant à ses collaborateurs. Mais tout me porte à croire que le déluge de feu qui nous menace détruira, sur la surface de la terre, la vie organisée et l’oeuvre des hommes. Les régions polaires ne seront pas exposées au déluge, car le soleil ne les éclairera pas au moment de la collision ; i mais il est à craindre qu’elles ne subis isent certains effets rétroactifs, tout aussi meurtriers. »

Il fut convenu que, plusieurs jours avant la catastrophe, les collaborateurs et les amis du professeur, avec leurs familles, se réfugieraient dans les caves et souterrains de l’École de physique. Et une terrible anxiété s’empara du savant : mettrait-il l’humanité sur ses gardes en rendant publiques ses conjectures ? Où, puisqu’il était impossible de sauver tous les humains, ne valait-il pas mieux les laisser dans l’ignorance?

Il se décida à parler : d’après les lois de l’astrophysique, la chute de l’Etoile, rouge dans Je soleil devait causer une augmentation de la radiation, qui atteindrait son maximum le troisième jour suivant ; la chaleur serait ensuite anormale pendant plusieurs semaines.

En conséquence, il conseillait d’organiser dès à présent la défense, de couvrir de matières incombustibles les parties des maisons susceptibles de prendre feu,et d’enfermer dans les caves la nourriture et les vêtements. La prédiction fut accueillie avec scepticisme et des savants condamnèrent les théories du professeur Barret. Le soleil, qui existait depuis des millions d’années, était immuable!

Cependant, l’Étoile rouge commençait à être visible à l’œil nu. Deux mois avant la catastrophe, les astronomes de l’Himalaya en fixèrent la date d’une façon précise : elle se produirait le 12 décembre, après que le soleil se serait couché en Europe, et pendant qu’il brillerait au-dessus du continent américain…

Et la vague anxiété qui s’était manifestée dès longtemps dans l’univers dégénéra bientôt eu panique : enfin, l’aurore du 12 décembre se leva. Les plus courageux se réunissaient par groupes sur les places publiques, et, avec des verres fumés, suivaient la marche fatale de l’Étoile rouge, qui s’approchait rapidement du soleil. Mais le jour tomba sans qu’aucun phénomène se fût produit dans le ciel. Et l’Europe respira : les astronomes s’étaient peut-être trompés ! L’astre fatal était peut-être passé au centre de notre système, sans y tomber !…

La télégraphie sans fil dissipa cette espérance. Les Américains mandaient les nouvelles au fur et à mesure. — On avait vu l’astre mystérieux tomber sur le soleil, s’y enfouir. — Le soleil s’était obscurci en partie, et, un moment plus tard, sa surface avait bouillonné. — La chaleur avait augmenté brusquement, et nombre de maisons s’étaient enflammées.

— New York, Chicago, toutes les villes, grandes ou petites, étaient en feu…

Un peu plus tard, autres nouvelles : une tempête d’une violence inouïe s’était abattue sur l’Amérique, et des torrents de pluie avaient éteint l’incendie des villes. — Le vent avait bientôt acquis une telle force que les toits étaient emportés; les maisons s’écroulaient… »

L’Europe comprit enfin le danger ! Demain, elle éprouverait les mêmes cataclysmes ! Et toutes les personnes valides, dirigées par des citoyens énergiques, entreprirent de se défendre contre le fléau. La nuit s’écoula au milieu de préparatifs fébriles. Les toits et les murs des maisons combustibles furent couverts de laine mouillée, et toutes les pompes disponibles furent mises en batterie.

Dès que le soleil eût surgi de l’horizon, le thermomètre monta d’une façon épouvantable : la nuit — une nuit de décembre — avait été glaciale, et, dès huit heures du matin, on enregistrait 40 degrés ! A dix heures, les thermomètres placés à l’extérieur des maisons marquaient 70 degrés, et des milliers de gens tombaient dans les rues, frappés d’insolation. Vers une heure de l’après- midi, ce fut la température de l’eau bouillante, et, dans les faubourgs de Paris, de nombreuses maisons prirent feu.

Mais, de même qu’en Amérique, une tempête vint déverser des torrents d’eau sur les villes incendiées. Des nuages épais, Fermés par les amas de vapeur brusquement produite, s’interposèrent entre la terre et le soleil, et l’humanité respira.

Si le soir procura un soulagement physique, les tortures morales augmentèrent à mesure que la nuit s’avançait. Tout d’abord, le spectacle du coucher avait rempli tous les cœurs de désespoir : quand il commença à toucher l’horizon, le soleil sembla grossi huit ou dix fois, et il mit une heure à disparaître. Le spectacle devint terrifique. Du côté du l’Ouest, le ciel s’empourpra et la nuit se fit plus claire qu’un jour ordinaire. Des flammes, longues de milliers de lieues, jaillirent à l’horizon et atteignirent le zénith.

C’était une fantastique aurore boréal. Barret, en observation à la porte de fer de l’école souterraine, expliqua ce qui se passait à ses collaborateurs et élèves, réunis auprès de lui. L’Étoile rouge, tombée au centre du soleil, se dissolvait, comme un corps métallique dans un creuset chauffé à blanc. Il devait se produire une énorme expansion de gaz qui provoquait une explosion colossale et projetait des jets de flammes, si démesurément longs qu’ils rayonnaient avec une vélocité prodigieuse dans toute l’étendue du système solaire.

Bien avant minuit, les communications avec l’Amérique avaient cessé; les derniers mots transmis par le courageux opérateur de New York exprimaient un profond désespoir, et l’on comprit bientôt que la mort avait interrompu la communication!

On le comprit clairement aux nouvelles transmises du Japon, de Chine, d’Australie, des Indes. A mesure que le soleil passait sur ces régions, elles se transformaient en plaines de feu, en champs de dévastation. Et l’Europe sentit que, cette fois, la lutte serait vaine : c’était la fin du monde, tant de fois prédite, mais qui serait demain une épouvantable réalité!

Il était trois heures du matin lorsqu’on vit surgir à l’horizon» vers l’Est, des jets de flammes, d’une teinte sinistre qui grandirent rapidement, et s’épaissirent, annonçant la venue de l’ancien bienfaiteur, devenu le destructeur. Vers sept heures, il apparut si gigantesque que son lever dura une heure. Mais, dès le premier rayon, la mort avait déjà déployé ses ailes sur le vieux monde. Du judas de leur porte de fer, à mi-pente des coteaux de Sèvres, le professeur Barret suivait la marche du fléau.

Dès huit heures, des colonnes de fumée noire s’élevaient de tous les quartiers de Paris ; sous la pluie de feu que le soleil déversait, les maisons prenaient feu instantanément.

A onze heures, Paris n’était plus qu’un lac de feu, au-dessus duquel, semblables à de gigantesques torches, flambaient les charpentes des églises et des clochers. Seule, devant cette épouvantable catastrophe, l’Arc de triomphe et la Tour Eiffel demeuraient encore debout.

Du milliard d’êtres humains qui peuplaient la veille la surface de la terre, il ne restait plus que quelques familles, enfouies dans un souterrain de Sèvres, et qui repeupleraient la terre après ce déluge de feu, comme la famille de Noé selon le récit biblique, l’avait fait jadis, après le déluge d’eau.

 

C’est un savant astronome américain, M.Simon Newcomb, qui, en un récit palpitant, que je me suis borné à traduire en le résumant, nous fait cette désagréable prophétie. Souhaitons qu’elle ne cause d’insomnie à aucun des nombreux lecteurs du Journal des Voyages, à ceux-là surtout qui auront gardé souvenir d’un article paru l’an dernier en ces mêmes colonnes sur le Déluge de Glace. Notre but n’est pas d’épouvanter. En passant en revue, successivement ces grandes hypothèses scientifiques que d’aucuns considèrent comme des possibilités, nous entendons diriger l’attention des lecteurs vers des sujets d’étude qui, certainement, les passionneront.

Victor Forbin

 

 

Les Introuvables:



Les Introuvables: « La Révolte Des Machines » de G.De Pawlowski

Le texte que vous allez découvrir aujourd’hui fut édité dans la revue « Gazette Dunlop » du mois d’Août 1936, N°192, dans un numéro spécial intitulé « Anticipations sur l’an 2000 ». On y trouvera quelques études sur la télévision, le cinéma, les différentes sources d’énergies de l’an 2000…et la nouvelle de G.de Pawlowski.

En fait il ne s’agit pas d’un inédit car les connaisseurs savent que « La révolte des machines » constitue un des chapitres du célèbre ouvrage de l’auteur « Voyages au pays de la quatrième dimension ». Texte dont la première édition date de 1912, publié par les éditions Fasquelle. Ce même volume sera repris en 1923, toujours chez Fasquelle mais en grand format avec de magnifiques compositions de L.Sarluis.

Ce court texte est intéressant non seulement pour la magnifique composition de Delarue-Nouvelliére, tout à fait délirante et humoristique, mais également pour sa thématique assez rare dans notre domaine puisqu’il s’agit de celle du « métal vivant ». René Thévenin par la suite dans son « Collier de l’idole de fer » (Tallandier « Bibliothèque des grandes aventures » N°22, 1924) utilisera cette singulière hypothèse. Abraham Merritt dans « Le monstre de métal » (1920 pour l’édition originale, édition Hachette Gallimard collection « Le rayon fantastique » N° 50, 1957) en fera également usage, bien que dans le cas présent, il s’agisse plus « d’êtres » métalliques, constitués d’un assemblage de formes géométriques.

Ceci va me permettre une petite digression concernant le métal, élément qui dans l’anticipation ancienne, ne sera pas souvent doté d’une vie propre mais soumis à l’esprit retors de quelques savants fous ou autres…. En effet bon nombre s’efforcerons de la détruire tout bonnement et simplement soit par un procédé qui va le désagréger (« Le fer qui meurt » de Raoul Bigot « Lecture pour tous » Décembre 1918), soit par les effets néfastes de quelques particules extra-terrestre (« Le fer qui meurt » de S.S.Held, éditions Fayard 1931) où la sidérite va littéralement ronger le fer.

Mais pour en revenir à la présente nouvelle et à G.de Pawlowski, son autre particularité est d’avoir décrit une véritable « révolte » de robots qui, si elle est la résultante de conditions bien particulières, n’en reste pas moins désastreuse ou presque quand à ses conséquences. En tout état de cause, elle fera figure de précurseur dans le domaine. Pour rencontrer la toute première véritable révolte « d’êtres mécaniques », il faudra remonter jusqu’au roman de Didier de Chousy et son prodigieux « Ignis » ( Éditions Berber- Levrault 1883, réédité aux éditions « Terre de brume« ) en où l’on assiste à la révolte des « Atmophites », véritables machines à vapeur, qui un jour voudront mettre à mal la suprématie des hommes.Un roman inventif et délirant dont je vous recommande chaudement la lecture, il n’a pas pris une ride.

Karel Capek dans son roman « R.U.R » ( Rossums Universal Robots) paru en 1920, nous décrit également une révolte de « robots » voulant éradiquer l’espèce humaine. Ici le terme se retrouve bien à propos puisque c’est dans cette pièce de théâtre que le célèbre qualificatif sera employé et « inventé » non pas par l’auteur mais par son frère Joseph Capek. « Robot » vient du Tchèque « Robota » signifiant : La corvée !

Vous trouverez en fin d’article comment fut introduit le terme dans « R.U.R » (Première parution Éditions Jacques Hébertot, Cahiers dramatiques N° 21, 1924, réédition « Quatre pas dans l’étrange », Librairie Hachette, Coll. Le Rayon fantastique, N° 79, 1961.

Par la suite cette thématique se rencontrera dans des œuvres de valeurs inégales que ce soit avec « La guerre des machines » de Antonin Seuhl (Éditions Baudiniére 1924, réédité sous le titre « Le rayon de l’amour » ( Baudiniére ,1924), « La fin des robots » de Jean Painlevé ( Paru dans le magazine « Vu » de Pars 1933 spécial « Fin de civilisation ) qui sera bientôt disponible en ligne sue le blog, « La guerre des robots » de Léopold Frachet (Éditions Ferenczi « Voyages et aventures N° 316, 1939), « La révolte des machines ou la pensée déchaînée » de Romain Rolland (Éditions P.de Wormes, 1947).

Il sera parfois difficile en conjecture ancienne de bien délimiter la frontière entre un « Robot » et un « Automate », c’est ainsi qu’il nous sera possible d’y rajouter le roman de Cami « Les mystères de la foret noire » (J.J.Pauvert 1987), « L’le aux merveilles » de Serge ( Librairie des Champs-Élysée, 1935) « La révolte des automates » de R.M.Nizerolles fascicule N° 10 de la série « Les aventuriers du ciel » (Éditions Ferenczi, 1935) réédité dans une version abrégée dans une autre série portant le même nom mais cette fois en 1950 sous le numéro 5, toujours chez Ferenczi.

Quoiqu’il en soit un domaine une fois de plus passionnant et je ne peux que vous reporter, du moins en ce qui concerne la thématique de l’automate, au billet que je lui avais consacré sur les pages de « L’autre face du monde ».

 Origine du terme Robot:

 

« La mention du M.Chudoba comment le mot robot et ses dérivations ont fait fortune dans la langue anglaise d’après le témoignage du dictionnaire d’Oxford me rappelle d’une dette ancienne. Ce mot n’a pas été créé par l’auteur de la pièce R.U.R. Néanmoins c’est lui qui l’a introduit dans la vie. C’était comme ça : dans un moment d’inattention l’auteur ci-dessus mentionné a eu l’idée d’une pièce. Et il a tout de suite couru auprès son frère Josef, un peintre, qui était en train de peindre sur la toile. « Tiens, Josef, » a commencé l’auteur, « j’aurais une idée d’une pièce. « Quelle idée, » marmottait le peintre (et il marmottait vraiment parce qu’il tenait un pinceau dans sa bouche). L’auteur lui a dit le plus brièvement possible. « Alors écris-le, » a dit le peintre sans sortir le pinceau de la bouche et arrêter de peindre la toile. C’était presque injurieux comment il était indifférent. « Mais je ne sais pas », a dit l’auteur, « comment appeler les ouvriers ingénieux. Je les appellerais « les labors » mais ça me paraît un peu artificiel. » « Alors appelle-les les robots, » marmottait le peintre avec le pinceau dans la bouche et il continuait a peindre. Et ça y était. C’est de cette façon que le mot robot est né; alors soit adjugé à son inventeur réel. »

Karel Capek, Lidove noviny (Le journal populaire), le 24 décembre 1933

 

 

La Révolte Des Machines de G.Pawlowski

 

Nous avons demandé à notre collaborateur Delarue-Nouvelliére : « Que sera, selon vous, l’an 2000 ? ». Il nous a répondu : « L’an 2000 ? Mais c’est tout proche. Cherchons plus loin, ou plutôt ne cherchons pas. Voici, dans notre bibliothèque, l’admirable « Voyage au Pays de la Quatrième Dimension » du tant regretté fondateur de la «Gazette Dunlop », Gaston de Pawlowski. « Imaginons-nous que nous sommes reporter, envoyé spécialement par la « Gazette » dans l’espace et dans le temps, prenons force croquis sur notre carnet à quatre dimensions, et voici, mis au net dès le retour, un très sincère et très exact souvenir de voyage


Les 3 intercalaire de la première période scientifique, le contremaître H.G.28  pénétra en coup de vent dans le bureau de son chef d’usine en criant ;

-  Ouvrier I Ouvrier! Venez vite, l’électricité tourne en eau de boudin !

Etant données les mœurs du temps, cette façon obséquieuse de s’adresser au patron de l’usine montrait suffisamment quel était l’état d’agitation d’H.G.28.

Le chef d’usine le suivit immédiatement dans les ateliers et là, dans la section des tours automatiques, il constata que d’étranges désordres se produisaient en effet.

Sans doute rien, dans la réalité, ne concordait avec les affirmations d’H,G.28, et l’électricité ne « tournait pas en eau de boudin ». Il y avait cependant d’inexplicables déperditions dans les transmissions de force et, des dynamos arrêtées, s’échappait comme une sorte de sueur huileuse qui coulait à torrent sans qu’il fût possible d’en démêler exactement l’origine.

Des sels, grimpant aux parois de leurs cuves, s’étaient évadés et restaient accumulés contre la grande porte de l’usine.

Certains tours automatiques s’étaient arrêtés brusquement en plein travail, brisant leurs organes principaux, tordant leurs commandes en tous sens, sans que’ l’intervention d’aucune force extérieure ait pu justifier de pareilles déformations du métal.

Les ingénieurs, en silence, contemplaient ces étranges phénomènes. Ils savaient, en effet, depuis de longues années déjà, de quelle vie étrange et inconnue était animé le métal ; comment on pouvait l’empoisonner, le fatiguer outre mesure, le stimuler, comme l’étain ou le platine, par exemple, avec du carbonate de soude, ou le calmer avec du bromure et du chloroforme.

On n’ignorait point non plus comment une barre de fer, après avoir reçu un choc ou subi une brusque dilatation en une place quelconque, réparait sa substance et devenait à cet endroit précis beaucoup plus forte, de même qu’un os cassé dans le corps humain devient plus résistant là où il se ressoude.

Cependant, on n’avait jamais été jusqu’à attribuer à la matière une vie véritable analogue à la vie des plantes et des animaux, et l’on se demandait avec angoisse si de nouvelles et inquiétantes découvertes n’allaient pas être faites à ce sujet.

Il fallait bien reconnaître, en effet, que depuis la formation du globe, rien de ce qui constituait la vie ne pouvait nous venir du ciel. Au début, la terre n’était qu’une masse gazeuse, puis de la matière en fusion ; c’est de cette matière primitive que sont sortis plus tard, par refroidissement, les plantes et les animaux, et cela donne à penser suffisamment que la vie telle que nous la connaissons préexistait dans les minéraux.

La cellule la plus primitive est déjà un édifice fort complexe. Au-dessous d’elle on a cru voir dans le bactériophage, véritable parasite du microbe, un être plus primitif encore mais vivant, puisque son influence suffit à modifier ies caractères héréditaires des microbes. Mais si l’on considère la vie comme émanant uniquement des propriétés physico-chimiques de certains corps : carbone, oxygène, hydrogène, soufre, phosphore et métaux catalyseurs, ne doit-on pas en rechercher les origines toujours plus loin, jusque dans la constitution même de l’atome élémentaire, ce véritable univers infiniment petit, dont les modifications de mouvements planétaires suffisent à créer ou absorber de l’énergie, et qui, merveilleux alchimiste, ne connaît d’autres différences entre ies corps que celle du nombre de ses électrons gravitant autour d’un noyau central.

La vie, mais n’est-elle pas déjà en puissance dans les mouvements, dans les gestes, pourrait-on dire, de la matière inerte entraînée par les remous de l’eau ou du vent ? Et si l’on peut penser que tout le système solaire n’est qu’une imitation grandiose du monde atomique, n’est-il pas évident que ce qui fait, pour notre esprit, le charme pénétrant des descriptions que les poètes nous donnent de la nature, c’est l’obscure parenté qui unit, au travers des siècles, les mouvements des nuages, des mers ou des forêts et ceux de notre pensée ondoyante et diverse.

Ces constatations faciles avaient été renforcées, dans les derniers temps, par de curieuses observations faites sur les machines perfectionnées. Les métaux particulièrement travaillés, que l’on employait pour leur construction, renforcés, doublés de nombreuses matières chimiques, étaient devenus des sortes d’organismes véritablement nouveaux, capables d’engendrer des phénomènes jusque-là imprévus. La perpétuelle transmission de courants électriques et le choc d’ondes hertziennes avaient pourvu ces métaux ultra-modernes de qualités plus curieuses encore. On avait même observé, dans certains cas, de véritables maladies volontaires se produisant dans les machines, quelque chosé comme des vices, identiques à ceux qui décimaient jadis la classe ouvrière. Sans doute, ne s’agissait-il pas, à proprement parler, d’alcoolisme ou de tuberculose, mais bien de tares analogues.

Il y eut enfin, comme dans les cas de cancer ou de fibrome, des transformations moléculaires de la matière, des transmutations de métaux qui eussent enchanté les alchimistes d’autrefois,

Certaines parties d’acier se transformaient petit à petit en bronze, des morceaux d’étain germaient dans du fer et des parcelles d’or furent observées dans des couvercles de boîtes à sardines,

Ce fut bientôt, dans l’usine, un véritable affolement, précurseur de la révolte définitive. Certaines machines devinrent comme ataxiques, d’autres furent affligées du mal de Pott. On dût, pendant de longues semaines, noyer l’usine dans des vapeurs d’iodoforme et l’on entoura les pièces principales des tours automatiques de tampons imbibés de chloroforme.

On sentait cependant qu’un travail sourd et angoissant se préparait dans toute l’usine, comme une grève générale, comme une révolte de la matière enfin libérée.

Le 4 intercalaire, la tension du courant ayant été par mégarde augmentée, brusquement toutes les machines volèrent en éclats comme du verre, tordirent leurs bras, s’effondrèrent et, durant toute la journée, on assista de nouveau avec terreur à de dangereux déplacements de la matière qui, par boules, roulait lentement mais avec souplesse, du côté des portes.

Un moment, on crut que le dépôt des membres humains, voisin de l’usine, allait être détruit par les blocs de matière en mouvement. Ce dépôt contenait d’incalculables richesses : des têtes, des bras, des intestins, des cœurs humains, tenus en réserve à la suite d’opérations et que l’on utilisait journellement pour des greffes animales en cas de remplacement d’un organe malade.

En pénétrant dans les salles de garde, les blocs de matière, chargés d’électricité, galvanisèrent en effet tous ces membres en réserve, qui se mirent à parler, à marcher et à s’échapper dans toutes les directions, Il fallut deux ou trois jours pour s’en rendre maître et pour ramener au dépôt tous ces organes épars dont les promenades folles et fantaisistes semèrent la terreur dans toute la ville, particulièrement auprès des femmes.

Quant à la matière, il fallut la dompter au moyen de gel artificiel et l’expédier ensuite, avec d’infinies précautions, par chalands, vers l’Océan glacial.

Ce fut là une des plus grosses inquiétudes de cette époque agitée…

G. de PAWLOWSKI.

 

Les Introuvables:



Les Introuvables : « La Plante Qui Hurle » de Hal Pink

Ce texte totalement inédit ou presque (il fut réédité il y a quelques années par la revue « Le visage vert » ) nous fait prendre conscience à quel point les plantes peuvent être dangereuse. J’avais déjà consacré un billet sur le pouvoir maléfique des plantes et du danger que pouvait occasionner certaines manipulations un peu trop intempestives.

http://merveilleuxscientifiqueunblogfr.unblog.fr/2010/03/24/les-plantes-ne-nous-aiment-pas-petit-rappel-dhorticulture-conjecturale/

Pour l’heure prenait bien garde aux plants de Mandragore, car il peuvent vous réserver bien des surprises.

Nouvelle publiée dans la revue « Dimanche illustré » le 26 Avril 1935, dans la rubrique « Nos contes d’action…. »

 

La Plante Qui Hurle de Hal Pink

 

Dés que Barker lui eut ouvert la porte, il entra majestueusement en ronronnant de joie

– Il vient encore d’aller faire la chasse aux rats dans la cave, comme d’habitude, dit Barker en se baissant pour le caresser, et, à présent, il voudrait son lait.

Un mois passa et, retenu par de multiples occupations, je n’avais pas revu Baker depuis le soir où nous avions célébré son retour.

Un jour, il me téléphona.

- Peux-tu passer chez moi ce soir ? Me demanda-t-il ; et je remarquai que sa voix, !Habituellement si calme, était toute frémissante d’émotion. J’ai quelque chose de surprenant à te faire voir. Tu sais, cette graine de mandragore…

Hein? Est-ce que par hasard elle aurait germé ? Répondis-je, suffoqué.

- Oui… grâce à la température tropicale à laquelle je l’ai soumise… Elle est installée, dans ma cave, et elle germe… Viens voir ; cela, c’est curieux…

Je raccrochai brusquement et bondis sur mon chapeau.

Je trouvai Barker radieux comme un écolier en vacances.

- Mon vieux, jamais tu n’imaginerais cela ! Elle est longue comme mon bras, avec des pousses, des tentacules, des suçoirs, et tout ! Te rends-tu compte de ce que cela représente ? Ce sera la plus grande découverte que l’on ait encore faite jusqu’à ce jour dans le domaine botanique ! Me voici en possession d’une plante que l’on avait toujours considérée comme fabuleuse, et qui, dans tout les cas, avait totalement disparu avant l’arrivée sur terre de nos ancêtres de la préhistoire… Et cette plante est vivante… elle pousse là, sous mes yeux !…

Gagné par son émotion et aussi pressé de voir ce phénomène que lui l’était de me le montrer, je le suivis aussitôt dans sa cave où il m’entraînait. Il me conduisit à la plus basse des trois, celle qui était à la plus grande profondeur au-dessous du niveau du sol, et, au fur et à mesure que nous descendions, un nuage de vapeur chaude montait vers nous.

- J’ai fait transporter ici une chaudière en cuivre qui se trouvait dans la buanderie, et depuis trois semaines on y maintient l’eau en ébullition jour et nuit. La chaudière est alimentée en eau au moyen d’un tuyau d’arrosage et je recharge le feu toutes les quatre heures. La vapeur qui se dégage de la chaudière produit l’ambiance voulue : c’est-à-dire la température torride et humide des marécages dans lesquels les plantes en question croissaient. Pour plus de commodité, et afin d’élever encore davantage la température, j’ai fait installer des lampes à arc.

Nous pénétrâmes dons la troisième cave. L’atmosphère y était tellement surchauffée qu’elle en était presque irrespirable, mais j’ avançai quand même et, en écarquillant les yeux pour chercher à voir à travers les nappes de vapeur qui nous enveloppaient, je finis par apercevoir, se balançant au milieu d’une vase presque liquide, la plus singulière plante qu’il m’eût jamais été donné de voir de ma vie. C’est intentionnellement que j’ai dit qu’elle se balançait, car, bien qu’il n’y eût aucun courant d’air dans la cave, cette plante oscillait effectivement tantôt à droite, tantôt à gauche ! Barker avait dit vrai, elle atteignait à peu près la longueur du bras. La tige en était assez grosse et se ramifiait, au niveau du feuillage qui la surmontait, en deux branches terminées chacune par un réseau de minces racines. L’ensemble de la plante était blanc; mais la tige était mouchetée de taches grises en forme de champignons.

– Tu vois ? s’exclama Barker. Evidemment, elle n’a pas de jambes comme sur la gravure, mais les bras y sont, et les tentacules aussi. Regarde-la de plus près: tu verras les suçoirs au bout des tentacules.

Je me penchai pour mieux l’examiner. Il y avait en effet, des suçoirs en forme de fleurs qui s’ouvraient et se fermaient sans cesse comme des bouches en quête de pâture. Tout cela avait quelque chose de tellement contre nature et de tellement repoussant que je ne pus retenir un frisson.

- Regarde ! Me dit Barker en me saisissant le bras. Ne croirait-on pas qu’on la voie pousser de minute en minute ?

De fait, la plante extraordinaire semblait se gonfler et se dégonfler tour à tour, et chaque fois qu’elle se gonflait à nouveau, on avait l’impression qu’elle grandissait. Elle me répugnait tellement que je ne pus supporter de la voir plus longtemps.

- Viens, sortons d’ici, dis-je écœuré ; il fait une chaleur à ne pas tenir.

Il avait tant de mal à se décider à partir que je dus le prendre par le bras et l’emmener de force.

Quel soulagement, une fois en haut, de se retrouver enfin à l’air libre !

- N’est-ce pas qu’elle est belle ? s’écria Barker avec enthousiasme. Il n’y a sûrement rien au monde de comparable…

– Oui, oui, mon vieux… magnifique, m’empressai-je d’acquiescer pour lui faire plaisir.

Mais j’eus beau essayer de détourner la question, il me fut impossible de l’amener à parler d’autre chose ce soir-là.

Le lendemain et le surlendemain, j’essayai par tous les moyens d’oublier la cave de Barker et l’affreuse plante que j’y avais vue, mais j’avais beau faire, ma pensée y revenait sans cesse. Le troisième jour, cela devint littéralement intenable. J’étais incapable de poursuivre mon travail. Je revoyais constamment cette plante se balancer au milieu de son marécage artificiel, et Barker la couvant jalousement des yeux… Barker rechargeant le feu… Barker, vérifiant le fonctionnement des lampes comme un acolyte devant l’autel d’un mauvais dieu… Barker allongeant la main pour toucher les tentacules…

J’allai chez lui. Il le fallait. Une impulsion irrésistible, plus forte que ma raison, plus forte que ma volonté m’y poussait.

Personne ne me répondit quand je frappai. Etait-il sorti ? Je frappai à nouveau à coups redoublés. Je franchis la barrière du jardin et fis le tour de la maison en appelant Barker à pleine voix. Finalement, je défonçai une fenêtre. Jamais, dans mon état normal, je n’aurais fait Cela, mais l’absence imprévue de mon ami avait encore accru mes appréhensions, et les plus folles inquiétudes m’a saillaient.

J’entrai par la fenêtre en continuant à l’appeler.

- Barker, où es-tu ? criai-je de toutes mes force. Mais, seul, l’écho moqueur de na propre voix me répondit.

La porte qui conduisait aux caves était grande ouverte. Je dégringolai l’escalier en quelques bonds. Et alors..

- Au secours ! appela une voix. C’était celle de Barker.

Haletant d’émotion, je descendis quatre à quatre le dernier escalier et plongeai dans la buée brûlante de la cave.

Barker était là, aplati contre la muraille du fond, et, menaçante, la plante inconcevable, qui avait maintenant atteint les proportions d’un homme, s’inclinait Vers lui.

Une sorte de bourdonnement assourdi emplissait l’air. La plante oscillait, les tentacules de ses bras tendus vers mon malheureux ami atterré. Parmi la vase gluante où plongeaient ses racines, gisait un petit paquet de fourrure informe : Tom, le chat persan, écrasé et sans vie.

- Pour l’amour du ciel, cours chercher une hache! me cria Barker dès qu’il me vit.

Je fis demi-tour et remontai aussi précipitamment que j’étais descendu. Dans l’une des caves supérieures, je trouvai un couperet et une bêche. je m’en saisis et repartis en bas courant, il n’était que temps. Les tentacules se rapprochaient de plus en plus de Barker qui s’était remis à m’appeler désespérément.

Je me précipitai vers lui et assénai un formidable coup de bêche sur la tige de la plante.

Le mandragore hurla.

Oui, je dis bien : elle hurla, et son cri d’agonie ressemblait à l’appel déchirant d’une sirène.

Déjà, toute une rangée de suçoirs s’étaient collés à l’épaule de mon ami, mais à ce moment ils se détachèrent brusquement, entraînés par la plante qui, dans sa chute, s’abattait vers moi.

Une fois, deux fois, trois fois, je encore, et chaque fois les cris aigus de a monstrueuse chose déchiraient à nouveau le silence. Puis, je lançai le couperet dans la direction de Barker, et, s’en étant emparé, il trancha à son tour les tentacules qui adhéraient encore à son épaule.

Il nous fallut en tout cinq bonnes minutes pour mettre la maudite plante en pièce;. Quand il put enfin se dégager, Barker me rejoignit en épongeant son front baigné de sueur. Il était encore tout tremblant.

- Eh bien ! mon vieux, on peut dire qu’il était moins une ! murmura-t-il en cherchant à reprendre haleine. Il y a quatre heures que j’étais ici en bas. J’étais descendu de bon matin pour recharger le feu. Et j’ai été stupéfait de voir dans quelles proportions la mandragore avait poussé cette nuit. Alors, tandis que j’étais là dans ce coin, en train de vérifier une des lampes, le pauvre Tom est descendu. Je lui avait toujours interdit l’entrée des caves depuis que j’avais commencé cette expérience. Il s’est immobilisé,. et l’on aurait dit que la plante l’hypnotisait, car il n’a même pas essayé de fuir quand les tentacules se sont lentement abaissées vers lui. Après… ç’a été l’affaire de quelques Instants.

L’évocation de ce souvenir le fit frissonner.

- Avant que j’aie pu le rejeter en arrière il était déjà écrasé entre les racines qui s’étaient refermées sur lui comme des doigts et les suçoirs avaient pompé tout son sang. C’était cela qu’elle voulait, cette plante infernale… du sang, du sang pour développer sa force. Et tandis que j assistais, tout hébété, à cette scène stupéfiante, je la vis grandir, grandir de plus en plus et allonger ses tentacules vers moi. Hélas, lorsque je m’en aperçus, il était déjà trop tard. La retraite m’était coupée. Le sang qu’elle venait d’absorber lui avait donné une puissance dangereuse, et c’est uniquement à ton intervention opportune que je dois d’avoir la vie sauve…

- Ne parlons plus de cela, murmurai-je en le pressant de monter pour lui faire prendre un verre de whisky.

Plus tard, nous revînmes achever la destruction de la mandragore en versant de l’acide sur ses débris déchiquetés et pour être bien sûrs qu’il n’en subsisterait rien, nous les jetâmes ensuite dans le feu. Barker voulut encore, par surcroît, condamner définitivement la porte de là cave après en avoir retiré ses appareils. La mort de son chat favori l’avait beaucoup affecté, et lorsque je lui rendis visite quelque temps après, je constatai que le vénérable tome, dans lequel il avait lu la légende de la mandragore, avait disparu de sa bibliothèque.

Hal Pink ( Traduction de l’Anglais par René Lécuyer)

 

 Des tentacules, toujours des tentacules!

Les Introuvables :



Les Introuvables : »La Disparition Du Rouge » De François Pafiou

Que se passerait-il si certaines couleurs venaient à disparaître ? Cette curieuse anomalie de la nature aura t-elle des conséquences fâcheuses sur l’avenir de l’espèce humaine ? Si dés le départ la disparition de cette nécessaire couleur prête au badinage et à la dérision, on va s’apercevoir qu’elle va entraîner de terribles conséquences sur le devenir des hommes.

Une nouvelle courte qui justifiait une mise en ligne sur mon blog, afin que tout un chacun puisse se faire une opinion sur le sens de la démesure dont pouvait être capable nos illustres aïeux. Cette nouvelle fut déjà rééditée dans « Le bulletin des amateurs d’anticipation ancienne et de littérature fantastique » N° 20 (Pâques 1998) et dans le N° 13 de la revue « Le boudoir des gorgones » numéro spécial « Anticipation ancienne » d’Octobre 2005

« La Disparition du rouge » nouvelle de François Pafiou. Parution dans la revue « Nos Loisirs » N° 11 (3éme année). 15 Mars 1908.

 

Les Introuvables :

 

Avez-vous jamais songé aux extraordinaires modifications que subiraient nos idées sur le monde si quelques-uns de nos éléments d’appréciation venaient à changer ? Les conséquences pourraient être, suivant le cas, ou joyeuses ou tragiques ; elles ne seraient jamais indifférentes, la spirituelle fantaisie de notre collaborateur en fournit la preuve.

 

Lorsque l’abbé Gamma annonça en pleine Académie des Sciences l’imminente disparition du rouge, il y eut un moment de stupeur bien légitime dans la vénérable assemblée. Malgré la considération dont on entourait généralement le digne astronome, quelques rires se firent jour sous la coupole. On oublia ses travaux si méritoires sur les taches du soleil, pour ne considérer que l’absurdité de la prédiction. Le président exprima d’un geste discret l’opinion de tous en se touchant légèrement le front du doigt.

– Vous me croyez fou, mes chers et éminents collègues, ajouta alors l’abbé, et cependant vous savez comme moi, que la couleur ne réside pas dans les objets, mais bien dans la lumière. Si telle étoffe paraît rouge, c’est qu’elle absorbe tous les autres rayons dont se compose la lumière blanche pour ne réfracter que le rouge qui frappe votre vue. Cela étant, pourquoi ne pas admettre que sous l’influence de modifications subies par le spectre solaire, une couleur puisse disparaître à nos yeux.

Pas un seul des académiciens, en effet, ne se leva pour protester, mais l’abbé vit bien qu’il n’avait convaincu personne.

Le lendemain, ce fut un beau tapage dans toute la presse. Les plaisanteries tombèrent dru comme grêle sur l’infortuné visionnaire. Concevait-on un pareil phénomène ! la disparition d’une couleur qui depuis que le monde est monde rutile et flamboie dans la nature ? Quoi les cerises, les roses perdraient leur éclat, les rosbifs saignants, gloire des restaurateurs, n’allaient plus être qu’un vain mot et les poètes seraient forcés de chercher de nouvelles épithètes pour célébrer les lèvres de l’aimée ! Assurément, disait-on, l’abbé a tourné son télescope du mauvais côté, et au lieu de fixer l’astre du jour, il s’est perdu dans la lune ! Et Ponchon d’écrire une gazette pleine de verve sur le deuil qui menaçait d’atteindre son nez.

Quelques esprits hardis essayèrent bien de défendre la cause du malheureux savant, reprirent en les développant ses arguments, firent valoir l’existence des rayons ultraviolets qui échappent à notre vue et soutinrent qu’en somme, il n’y avait rien d’impossible à ce que les rayons rouges passassent au même rang d’invisibles sans cesser d’exister. Rien n’y fit. Le siège de chacun était fait ; il n’y avait qu’à enfermer l’abbé Gamma à Charenton.

Cependant une série de catastrophes aux causes mystérieuses ne tarda pas à jeter une vive émotion dans le public. Ce fut d’abord une rencontre terrible de deux trains en pleine vitesse sur la ligne de Paris- Bordeaux. Il faisait un temps splendide. Pas un nuage au ciel. Les signaux avaient fonctionné à merveille et cependant le mécanicien n’en avait tenu aucun compte. Ses dernières paroles, quand on le releva mourant parmi les autres victimes, furent pour affirmer avec toute l’énergie dont il était encore capable qu’il n’avait pas vu le disque.

Le fait n’aurait pas eu grande répercussion, si, coup sur coup, des déraillements, des collisions analogues, ne s’étaient produits en France, en Angleterre, aux Etats-Unis, sur les railways du monde entier, partout où le disque rouge est employé pour dire : on ne passe pas. En même temps, les oculistes s’étonnaient du grand nombre de cas de daltonisme qu’ils avaient à soigner. Des peintres ne distinguaient plus sur leurs palettes l’ocre jaune du vermillon, les canuts de Lyon confondaient leurs soies.

Chose curieuse, les professionnels seuls, c’est à dire les gens ayant besoin de savoir discerner les couleurs pour l’exercice de leurs métiers, se découvraient cette maladie. Dans la vie courante les gens absorbés par leurs affaires personnelles ne prenaient pas garde qu’ils étaient atteints du même mal. Il fallut un article sensationnel du Petit Parisien rappelant la communication faite naguère à I’ académie des Sciences, pour dessiller les yeux de chacun. Cet article, anonyme, qu’on sut plus tard être de l’abbé Gamma lui-même, rapprochait les faits l’on sait, et citait encore d’autres cas significatifs, montrant que les animaux n’étaient pas exempts des mêmes impressions. Dans les arènes du Midi, le taureau demeurait impassible et regardait d’un œil différent la cape du toréador tournoyer devant son mufle, pendant que dans les mares la grenouille dédaignait le petit bout d’étoffe qui jusqu’ alors, pour son malheur, l’avait toujours fait se précipiter sur l’hameçon.

Le doute n’était pas permis, une modification extraordinaire, s’était opérée dans la lumière du jour, faisant disparaître complètement la couleur rouge du lever au coucher du soleil. Il n’y avait que le soir avec l’éblouissante électricité, le gaz clignotant ou la vacillante bougie, pour rendre à la pourpre son éclat et sa couleur vraie.

Pendant que les savants se passionnant pour ce nouveau problème, rendaient hommage au vieil astronome dont la sagacité avait su prévoir l’événement, les télégrammes volaient d’un bout du monde à l’autre les relations internationales s’établissaient sur de nouvelles bases. On devine, par exemple,quelle perturbation avait été jetée dans les signaux maritimes. Les multiples pavillons qui servent journellement dans les sémaphores ou à bord des vaisseaux, devenaient incompréhensibles. Le drapeau tricolore, privé du plus riche de ses tons, faisait un effet piteux. Quant au pantalon garance, qui est l’apanage du tourlourou français, il acquérait des qualités d’invisibilité qu’on lui avait toujours déniées.

Le rouge, d’ailleurs, ne fut pas seul à disparaître. Le violet et l’orangé dans la composition desquels il entre s’altérèrent : le premier devint bleu, le second tourna au jaune. Les peintres se jetaient la tête au mur. Tel maître du pinceau qui s’était fait une spécialité des bruyères en fleurs, voyait s’évanouir son gagne-pain. Seuls, quelques impressionnistes de la dernière heure se frottaient les mains, le cobalt, dont ils faisaient un usage presque exclusif, tenant bon.

Dans les villes on s’occupa uniquement de cette situation nouvelle et de ses conséquences. A la campagne ce fut autre chose. Les paysans, on le sait, malgré la diffusion de plus en plus grande de l’enseignement se sont toujours peu souciés de ce qui ne touche pas leurs intérêts particuliers.

Dans la plupart des provinces, la nouvelle de la disparition du rouge ne produisit pas beaucoup plus d’effet que celle du dernier vol d’aéroplane exécuté à Issy-les-Moulineaux.

Le gouvernement crut agir sagement en faisant placarder partout des affiches, pour expliquer aussi clairement que possible ce qui s’était passé et renseigner les populations. Ne fallait-il pas d’ailleurs prendre d’urgence des mesures pour répondre aux nécessités du moment ? On conçoit l’émoi que souleva, dans des pays arriérés comme la Bretagne, un placard ainsi conçu :

                                             REPUBLIQUE FRANÇAISE

                                                 LIBERTÉ - ÉGALITÉ -FRATERNITÉ 

                                     DISPARITION du Rouge et du Violet

                                             TRANSFORMATION DU DRAPEAU

               Modification des Décorations de la Légion d’honneur, de l’Instruction publique, etc.

La politique s’en mêla. Le parti réactionnaire, exploitant la crédulité des rustres, s’efforça de démontrer qu’il fallait rétablir le drapeau blanc seul garanti bon teint et l’ordre de Saint-Louis au ruban d’azur…

Ces faits se passaient en 1909, je crois, en tout cas dans les premières années du XX éme siècle. Lés hommes vivaient alors à la surface de la Terre. Le refroidissement du soleil ne les avait pas encore forcés à se réfugier à l’intérieur du globe.

J’ai retrouvé ceci en feuilletant les vieux journaux du temps dont ma bibliothèque est pleine, mais je suis étonné de voir que les guéris de cette époque qui manifestaient un certain goût pour la science, et surtout se figuraient savoir beaucoup, n’aient pas prévu ce qui allait arriver. Ils connaissaient bien pourtant la propriété des rayons rouges, d’être les seuls à transmettre la chaleur et eussent dû penser que leur disparition entraînerait fatalement le refroidissement de la planète.

FRANÇOIS PAFIOU.

ladisparitiondurouge1 dans les Introuvables



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